Sud-Soudan, le 9 juillet 2011, le 54e État verra le jour

Publié le 18.05.2011

Ce lundi matin 28 février, à notre arrivée, les rues de Juba sont déjà animées. Une multitude de 4×4, siglés au nom des organisations humanitaires internationales, côtoient des minibus et des taxis qui ne sont pas de toute première fraîcheur. Le marché principal, au centre de la ville, est en pleine effervescence.


Sur une large place poussiéreuse, une mosaïque de petites échoppes de toiles et de planches proposent – sous un soleil de plomb – fruits et légumes, sandales, savonnettes, téléphones portables et autres produits nécessaires à la vie des habitants. Juba, avec son côté « grande ville provinciale africaine », a pourtant le statut de capitale du Sud-Soudan. Quel contraste avec Khartoum, ville tentaculaire de plusieurs millions d’habitants à l’architecture complexe et où les embouteillages sont légion.
Partout, dans les rues de Juba, des affiches en faveur du « oui» rappellent que, le 9 janvier dernier, un événement historique s’est déroulé au Soudan. Les Sud-Soudanais, par voie référendaire, se sont prononcés à plus de 98 % en faveur de la séparation avec le Nord. Ultime étape d’un processus soutenu et accompagné par la communauté internationale et démarré par l’accord de paix de 2005, signé entre le pouvoir central et la rébellion sud-soudanaise. Accord qui a mis fin à plusieurs décennies d’un conflit responsable de plus de 2 millions de morts et de 4 millions de déplacés. Certes, ce résultat « à la soviétique » – 98 % en faveur de la séparation – fait planer un doute sur les résultats du scrutin. Mais tous nos interlocuteurs, qu’ils soient nord ou sud-soudanais, reconnaissent que, même si quelques fraudes et irrégularités atténuent ce plébiscite, le « oui » a largement été majoritaire.

L’espoir d’un 54e État africain démocratique et solidaire
Difficile d’imaginer la réalité et la viabilité de ce nouvel État tant les défis auxquels il doit faire face paraissent insurmontables. Tout est à construire. Par quelques exemples chiffrés, Lise Grande, la coordinatrice des actions humanitaires de la Mission des Nations unies pour le Soudan nous en donne un bref aperçu : seuls 5 % des personnes qui travaillent pour le gouvernement ont fait des études secondaires, 90 % des femmes sont analphabètes. Il y aurait un enseignant formé pour 1 000 enfants…
Plus largement, tous les indicateurs sociaux et économiques indiquent que le futur État du Sud-Soudan sera très vraisemblablement le dernier pays (sur 170) du prochain classement basé sur l’Indice de développement humain (IDH) défini par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Le monde est confronté avec le Sud-Soudan à un défi rarement rencontré dans l’histoire moderne de l’humanité.
Certes, les engagements financiers internationaux pour aider ce pays sont massifs. Mais nos quelques jours passés au Sud nous font prendre conscience d’un nouveau risque. Celui d’une communauté internationale largement mobilisée sur les urgences, mais qui, malgré la multitude des actions et la diversité des acteurs (agences des Nations unies, coopérations étatiques, organisations humanitaires), ne semble pas prendre en compte l’impérieuse nécessité de la coordination. Le Sud-Soudan donne ce désagréable sentiment d’être un grand théâtre humanitaire comme l’ont été d’autres régions du monde. Des sommes énormes d’argent sont mobilisées mais la cohérence d’action et la volonté de travailler ensemble ne semblent pas aller de soi. Il manque clairement un chef d’orchestre avec la légitimité nécessaire pour coordonner, de concert avec les autorités locales, ces actions de solidarité internationale.
Les autorités sud-soudanaises sont motivées, mais restent fragiles et inexpérimentées pour faire face aux défis de l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet politique d’aménagement d’un territoire. Elles doivent être accompagnées, non seulement pour répondre aux situations d’urgences, mais surtout pour les dépasser et se projeter dans l’avenir. Le pari de la construction d’une société sud-soudanaise démocratique et solidaire est loin d’être gagné. Il passe également par un accompagnement des organisations de développement soudanaises pour faire face à ces enjeux.

Une Église sud-soudanaise engagée pour la paix
Notre Cessna de quatorze places atterrit sur la piste en terre. Sur le côté, un baraquement en tôle, sans fenêtre, constitue le seul bâtiment de l’aérodrome de Torit. La poussière soulevée par le passage de notre avion se dépose. Des femmes, mais aussi des enfants conduisant des petits troupeaux de chèvres, traversent la piste d’atterrissage pour disparaître dans les ruelles des quartiers qui bordent l’aérodrome. « Bienvenue à Torit ! » nous lance avec un large sourire le père Martin, coordinateur du bureau de développement du diocèse. Nous voici arrivés dans la capitale de l’État de l’Équateur oriental, un des dix États du Sud-Soudan.
Nous venons visiter un partenaire d’église du CCFD-Terre Solidaire, une des rares organisations sud-soudanaises, active et structurée du pays. C’est dans cette région qu’a démarré en 1955 la rébellion contre Khartoum. C’est dire si la ville, et les campagnes qui l’entourent ont particulièrement souffert de la guerre et des bombardements de l’armée nord-soudanaise. Durant ces années sombres, l’Église catholique a été très active en venant en aide aux populations locales. Très mobilisée dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’agriculture et de l’élevage, elle est un acteur majeur dans la reconstruction de cet État et dans le renforcement de la cohésion sociale des populations.
À l’image du diocèse de Torit, les Églises chrétiennes ont joué, au Sud-Soudan, un rôle primordial pour mettre fin à ces décennies de conflits et soutenir les populations. Regroupées au sein du Conseil des Églises chrétiennes, elles n’ont pas donné de consignes de vote lors du référendum du 9 janvier, estimant que ce n’était pas dans leurs attributions. En revanche, par des actions d’éducation civique, de médiation auprès des différents protagonistes et l’observation des différentes étapes du processus, les Églises ont voulu s’assurer de la crédibilité du processus référendaire. Il faut se souvenir que les ex-leaders de la rébellion – maintenant responsables du pays – n’ont jamais fonctionné dans le passé sur un mode démocratique. Dans ce Sud-Soudan nouvellement indépendant, les enjeux du vivre ensemble et du partage équitable du pouvoir vont devenir essentiels. C’est pourquoi les Églises souhaitent rester facteur de cohésion et de paix.

Au Nord, la difficile transition d’une Église minoritaire
Au nord du pays, un autre challenge attend l’Église catholique. Lors de notre passage à Khartoum, nous découvrons une communauté en plein désarroi. En quelques mois, plus de 250 000 Sud-Soudanais, majoritairement chrétiens, sont retournés dans le sud du pays. Cet exode, qui n’est pas organisé, résulte d’abord de la volonté des familles sudistes de quitter ce Nord-Soudan qui n’a pas été tendre avec elles. Aucune structure n’accompagne cette migration qui ne peut que s’amplifier dans les mois qui viennent. Ces familles seront accueillies à leur arrivée au Sud-Soudan par les acteurs humanitaires, mais le trajet pour y arriver comporte des risques et elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes.
Ce départ d’un bon quart de la communauté chrétienne inquiète. Les écoles gérées par l’Église se vident de leurs élèves et de leurs enseignants. Les paroisses se dépeuplent. Les animateurs laïcs patiemment formés, et mis en responsabilité, manquent de plus en plus à l’appel. L’Église voit la cartographie des communautés chrétiennes de la région de Khartoum bouleversée.
Dans la paroisse de Wad-Ramly, située dans un bidonville périphérique de la capitale, nous rencontrons des parents d’élèves inquiets. L’école va-t-elle fermer ? Combien de chrétiens resterons dans le quartier ? Devons-nous nous regrouper ailleurs pour nous entraider et reconstituer une paroisse ? Autant de questions auxquelles l’archevêque de Khartoum n’a pas de réponse. Après avoir lutté avec courage pendant toute une vie en faveur de la paix et pour défendre les droits des Sudistes, nous échangeons avec un homme de soixante-dix ans fatigué par les épreuves passées. Mais aussi préoccupé par l’avenir : comment vivre dans un Nord-Soudan où le régime en place menace, en réaction à l’indépendance du Sud, d’imposer la charia ? Comment réorganiser cette Église et redistribuer les services qu’elle apporte en matière de santé ou d’éducation ? 

L’inquiétude des Sud-Soudanais de Khartoum
Pour celles et ceux qui choisissent de rester, l’inquiétude est palpable. C’est le cas d’Elia, qui a eu la chance de trouver un emploi stable à Khartoum. Il nous dit avoir subi des intimidations de la part de son employeur et il craint de perdre son travail le jour où le Sud-Soudan accèdera à l’indépendance. Comme Elia, ils sont entre 1,5 et 2 millions de Sud-Soudanais à avoir fui les combats entre l’Armée de libération du peuple du Sud Soudan – SPLM – et les forces gouvernementales.
Parcours difficile pour ces femmes et ces hommes obligés de venir se réfugier en territoire ennemi. Longtemps suspectés d’être à la solde des SPLM, Elia et ses compatriotes se sont entassés dans des bidonvilles, en périphérie de Khartoum. Pendant plusieurs décennies, seuls l’aide humanitaire internationale et les services apportés par les Églises chrétiennes leur ont permis de survivre. Perçus comme des citoyens de seconde zone, victimes constantes de vexations et de discriminations, ces Sudistes se sont vu interdire l’accès aux emplois pérennes (particulièrement les hommes). Les petits boulots, les petits trafics et quelques travaux aux domiciles des familles khartoumaises ont été pendant longtemps leurs seules possibilités de gagner quelques dinars.

Nous percevons le dilemme d’Elia, qui en tant que chef de famille, devra prendre une lourde responsabilité. Restera-t-il sur Khartoum avec le risque de vivre le durcissement annoncé par le régime pour les non-musulmans ? Retournera-t-il au Sud-Soudan ? Mais où aller, lui qui a quitté son village depuis si longtemps ? Et pour vivre de quoi ? Ici à Khartoum, sa famille réussit tant bien que mal à bénéficier des quelques retombées du dynamisme économique de la capitale, mais qu’en sera-t-il à Juba ? Comme la grande majorité des Sudistes vivant à Khartoum, Elia n’a pas voté lors du référendum. Non pas qu’il ne rêvait pas, lui aussi, de l’indépendance du Sud, au contraire, mais par peur. Seuls 70 000 de ses compatriotes vivant au Nord-Soudan se sont inscrits sur les listes électorales. Lui ne l’a pas fait. Se faire enregistrer comme futur électeur, c’était se faire remarquer comme sudiste indépendantiste. Elia ne voulait pas prendre ce risque, tellement il était inquiet par les réactions des autorités et de ses voisins nord-soudanais.

La coopération nécessaire entre le Nord et le Sud
Le régime de Khartoum a reconnu très rapidement les résultats du référendum, entre autres grâce aux pressions internationales. Mais cette séparation du Sud provoque un grand désarroi. Les leaders associatifs khartoumais avec qui nous avons échangé nous ont fait part de leurs craintes. Humilié par cette séparation mais aussi par l’inculpation du président El-Béchir par la Cour pénale internationale (CPI), le régime de Khartoum ne peut que se durcir pour garantir sa survie politique. La menace de renforcer la charia est un message adressé à l’aile dure du régime. Mais cette perspective n’enchante pas les Nord-Soudanais, majoritairement musulmans. Ces militants associatifs craignent aussi un rétrécissement des espaces démocratiques acquis grâce aux accords de paix.
Le Nord-Soudan se retrouve désormais seul face à ses propres démons. Avec la perte du Sud-Soudan, le conflit avec le Darfour va prendre une nouvelle tournure. Les provinces darfouries vont désormais représenter un tiers du territoire national, changeant de facto le rapport de force entre rebelles du Darfour et pouvoir central. Cette nouvelle donne influera les autres conflits entre Khartoum et des provinces périphériques comme celles de l’Est. L’avenir économique du pays, lui non plus, n’est pas assuré. La majorité des champs pétrolifères sont au Sud, la perte annoncée de la manne pétrolière a déjà conduit le gouvernement de Khartoum à revoir ses dépenses sociales et à augmenter le prix des produits de premières nécessités, et ce au risque d’alimenter les tensions sociales déjà fortes.

Des défis communs attendent les deux Soudan
Le Sud, quant à lui, a besoin du Nord pour pouvoir exporter son pétrole. Nous le voyons, les deux pays vont devoir coopérer. Et d’autres défis communs les attendent. Que faire par exemple de la dette extérieure soudanaise ? Estimée à 37 milliards de dollars, elle a été contractée par Khartoum. Le régime aimerait bien la partager avec le Sud-Soudan. Mais il est difficile d’imaginer un tel consentement, le Sud accusant Khartoum de s’être d’abord endetté pour lui faire la guerre et non pour le développer. À quelques semaines de l’indépendance, les frontières entre les deux États ne sont toujours pas stabilisées du fait d’une absence d’accord sur le partage des champs pétrolifères, mais également sur la prise en compte des transhumances des populations limitrophes. La séparation pose aussi la question de la citoyenneté. Sur quelles bases définir les nationalités nord et sud-soudanaises (droit du sang, droit du sol ?) tant les textes en vigueur ne sont pas clairs ?
Les deux Soudan vivent un moment historique. En cette période délicate, la communauté internationale a un rôle crucial à jouer. Les enjeux sont énormes pour ne pas dire titanesques. Le peu de sympathie qu’inspire le régime du président El-Béchir, les faibles marges de manœuvre des acteurs locaux nord-soudanais pour proposer des changements politiques, économiques et sociaux, et l’énorme défi que représente le Sud-Soudan pour la communauté internationale, ne peuvent qu’encourager un déséquilibre des soutiens au détriment du Nord-Soudan. Or, oublier ce pays serait une erreur profonde. Tout comme le Sud-Soudan, son voisin du Nord doit se reconstruire et consolider ses relations avec les pays limitrophes. C’est une condition sine qua non pour la paix dans la sous-région.

Philippe Mayol
Responsable du service Afrique
Article tiré de Faim Développement Magazine n°258, mai 2011

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