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« L’argent fou de la Françafrique » : notre enquête sur les biens mal acquis en BD
Voitures de luxe, œuvres d’art, hôtels particuliers parisiens… La bande dessinée « L’argent fou de la Françafrique » relate pour le grand public l’enquête menée pour dénoncer ce vaste détournement de fonds public par des dirigeants africains au détriment des populations locales. Un récit haletant autour d’un scandale politico-financier révélé par le CCFD-Terre Solidaire.
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D’où tenons-nous nos informations?
Le sujet des avoirs et biens d’origine illicite est particulièrement difficile à appréhender, tant les auteurs des infractions en cause ont pris soin d’entourer les mécanismes d’évaporation des capitaux de la plus grande opacité, garante d’impunité. Il faut donc être extrêmement modeste à l’heure d’entamer l’étude du sujet. Il y a très peu de sources officielles, puisqu’on touche parfois au secret défense, toujours à la fortune de chefs d’Etat et de leurs familles et aux complicités dont ils ont pu bénéficier de la part de dirigeants du Nord.
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Un fléau pour les populations du Sud
Au niveau budgétaire, les montants sont tels qu’il s’agit d’un véritable enjeu de financement du développement. Si l’or des dictateurs fait l’objet de nombreuses légendes et estimations fantaisistes, l’étude approfondie du sujet confirme l’importance des sommes en jeu.
A titre d’exemple, Suharto et son clan ont pillé entre 15 à 35 milliards $ à l’Indonésie. Selon nos estimations, la restitution des avoirs volés par une trentaine de dirigeants au cours des dernières décennies pourrait représenter entre 105 et 180 milliards de dollars pour les pays du Sud, soit plusieurs fois ce qu’ils reçoivent chaque année au titre de l’aide des pays riches. Pour leur part, la Banque mondiale et les Nations unies estiment que ce sont entre 20 et 40 milliards de dollars qui, chaque année, fuient les pays en développement du fait de la corruption. A titre de comparaison, les PIB cumulés du Niger, du Burkina Faso, du Tchad et du Mali représentaient 22 milliards de dollars en 2006.
Pour certains pays, l’enjeu est colossal. Ainsi, on estime à 5 ou 6 milliards de dollars la fortune de Mobutu, président du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) de 1965 à 1997, qui a aussi légué à son pays une dette énorme de 13 milliards de dollars, laquelle a servi essentiellement à son enrichissement personnel et à des projets somptuaires, les fameux « éléphants blancs ». Les montants sont astronomiques au regard du budget que le gouvernement congolais a prévu de consacrer en 2009 à la santé (41 millions de dollars) ou encore au développement rural (82 millions de dollars).
Du fait des sommes considérables qui manquent dans les caisses de l’Etat, ce sont des dépenses vitales qui ne peuvent pas être satisfaites. Ce sont, plus largement, la capacité d’intervention des Etats et les réserves monétaires des banques centrales qui s’en trouvent affaiblies. Le recours à l’endettement extérieur pour compenser cette fuite de capitaux n’a fait qu’accentuer la dépendance de nombreux pays en développement envers les bailleurs internationaux et, trop souvent, leur appauvrissement. La fuite des richesses rend également plus onéreux l’accès au crédit pour les entrepreneurs locaux, freinant ainsi le développement de l’économie.
Au niveau économique, l’impact de la corruption dépasse les montants des pots-de-vin ou des détournements, aussi élevés soient-ils. Derrière un dirigeant corrompu, ce sont les règles de passation des marchés publics, les conditions de négociation des contrats publics, ou encore l’octroi des concessions d’exploitation des sous-sols qui sont corrompus, au sens premier du terme. Les montants amassés par les dirigeants n’ont servi, bien souvent, qu’à huiler de tels mécanismes de captation des richesses, notamment par des entreprises et des banques étrangères : achat de projets inadaptés ou surfacturés, distribution de cadeaux fiscaux, privatisations bradées des entreprises nationales, contraction d’emprunts à taux usurier, pétrole et minerais concédés à vil prix…
In fine, les biens et avoirs mal acquis représentent peu, en volume, en comparaison du pillage auquel ils ont donné lieu. Et ce, nonobstant leurs effets destructeurs à long terme sur l’économie. Quand elle touche les dirigeants, la corruption tend en effet à s’ériger en système : par ruissellement, le trucage des transactions avec l’Etat devient la règle. La confiscation des marchés publics par une minorité corrompue a un effet d’éviction sur les entrepreneurs intègres. En faussant durablement les règles du jeu, la grande corruption laisse généralement derrière elle des structures économiques déliquescentes.
Au niveau politique, enfin, le pillage des richesses par les dirigeants et l’impunité dont ils jouissent annihilent toute possibilité de développement démocratique et de construction d’un Etat de droit. Les régimes ayant pratiqué la corruption et les détournements à grande échelle ont bâti leur domination sur le clientélisme, l’achat du silence, l’asservissement du système judiciaire et/ou l’oppression des opposants et des média, réduisant à néant l’espace du débat public.
En demandant la saisie et la restitution des biens et des avoirs mal acquis, les peuples spoliés demandent non seulement que justice leur soit rendue, mais aussi et surtout qu’un avenir démocratique soit possible. A contrario, continuer à laisser impuni l’enrichissement indu des responsables politiques sonnerait comme un sauf-conduit à tous les autocrates de la terre, voire un encouragement à la prébende.
Le scandale de la non-restitution
De Taïwan à Haïti, du Pérou au Gabon, de l’Indonésie aux Congo, nombreux sont celles et ceux qui demandent aujourd’hui, parfois au risque de leur vie, que leur soient restituées les richesses qui leur ont été volées. En février 2007, ce sont plus de 150 organisations et collectifs de la société civile africaine qui ont demandé au futur président français de : « saisir et restituer les biens mal acquis et les avoirs détournés par nos dirigeants et leurs complices. »
Le 1er janvier 2009, c’est le Cardinal camerounais Tumi qui, à l’occasion de la messe du Nouvel An, demandait « la fin de l’impunité » et « le retour dans les caisses de l’Etat des milliards volés ». En France, les milieux d’affaires aussi se sont ralliés à cette demande. En témoignent les propos tenus par Anthony Bouthelier, président délégué du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN) : « les contribuables des pays riches n’acceptent plus de payer les frasques immobilières de potentats qui réclament en même temps des remises de dette. On ne peut plus attendre leur mort pour connaître leur fortune et la restituer à leur pays ».
Face à une aspiration aussi légitime, il serait trop aisé de montrer du doigt les seuls dictateurs. Bien sûr, il ne s’agit pas de les dédouaner, ni eux ni leur entourage, qui ont trahi et exploité leur propre peuple. Eux qui, dans certains cas, n’ont pas hésité à bâtir leur fortune sur le sang de leurs concitoyens. Et pourtant, pour nous Français, pour nous citoyens des pays riches, le scandale est peut-être ailleurs.
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De quoi parlons-nous ?
Il n’y a pas de définition officielle des biens mal acquis. Aussi avons-nous opéré des choix à l’heure de labourer ce vaste champ d’investigation. Voici ce dont nous ne traiterons pas, ou uniquement de façon incidente :
Les biens qui n’ont pas franchi la frontière. Nous avons choisi de nous consacrer pleinement aux avoirs et biens détournés placés à l’étranger. Il est certain qu’une partie des fonds détournés ont permis l’acquisition de biens à l’intérieur des pays ou qu’ils sont placés sur des comptes de banques nationales. Par exemple, Mobutu a transformé Gbadolite, son village natal au Zaïre, en un « Versailles de la jungle », avec une cinquantaine d’hôtels, un aéroport international qui pouvait accueillir le Concorde et plus de trois palais. Quant à Denis Sassou Nguesso, président en exercice au Congo Brazzaville, il détiendrait, avec sa famille, la moitié de l’économie du pays. Il serait nécessaire de dresser l’inventaire de ces fortunes d’origine illicite investies dans leur pays par les autocrates, mais l’exercice est encore plus difficile à documenter depuis l’étranger. Il appartient sans doute davantage aux parlements, à la justice et à la société civile des pays concernés de l’entreprendre.
L’argent de la drogue. Nous n’étudierons pas non plus les cas où l’argent provient d’activités criminelles comme les trafics de stupéfiants ou d’armes illégaux. Ces activités ont permis d’enrichir bon nombre de gouvernants mais, s’agissant d’opérations qui n’impliquaient pas en première ligne les finances publiques, et déjà étayées par une abondante littérature, nous avons choisi de ne pas les traiter ici.
Les biens mal acquis des démocraties. Bien entendu, le phénomène concerne aussi les démocraties, mais notre étude se focalisera essentiellement sur les fonds volés par des régimes autoritaires ou dictatoriaux. Nous considérons qu’il appartient aux démocraties de développer les ressources internes pour s’autoréguler, notamment par le développement des contre-pouvoirs. Dans les dictatures, ces détournements des fonds publics s’accompagnent le plus souvent de violations massives des droits de l’Homme et de privations de libertés. Cette étude nous permettra d’analyser certains des ressorts financiers qui permettent le maintien de ces régimes autoritaires et criminels. Nous prendrons comme référence le travail réalisé par Freedom House,qui publie chaque année un rapport à destination des Nations Unies sur la liberté dans le monde et classe ainsi les régimes que nous pourrons qualifier d’autoritaires et qui feront l’objet de notre étude. Nous avons choisi d’inclure dans notre sujet quelques exemples de gouvernants des pays du Sud encore au pouvoir, notamment pour montrer que les mécanismes d’enrichissement personnel que la communauté internationale stigmatise depuis quelques années fonctionnent encore, voire encore mieux… Précisons toutefois qu’il est plus difficile de rassembler des informations sur ces régimes encore au pouvoir.
Les biens mal acquis des pays développés. L’accent mis sur les pays en développement répond essentiellement à la raison sociale de notre association, le CCFD-Terre Solidaire, dont toute l’action tend vers les pays du Sud et de l’Est. Précisons que ce choix ne vise en aucun cas à exonérer les dirigeants des pays du Nord. Les faits de corruption ou de détournements de fonds publics ne sont pas, loin s’en faut, l’apanage des pays du Sud. Rien qu’en France, les affaires Botton, Carignon ou Marcheron en sont l’illustration… sans même parler de l’affaire Elf ou de l’Angolagate. Nous nous cantonnerons donc à l’étude de cas dans des pays en développement ou en transition mais dans le même temps, nous essaierons de mettre en évidence le rôle qu’ont pu jouer les pays occidentaux et les institutions financières internationales (IFI). Comme le fait remarquer Raymond Baker, la Banque mondiale et le FMI ont, par exemple, continué à verser des aides entre 1970 à 2002 à l’Indonésie (232 milliards $), aux Philippines (94 milliards $) et au Zaïre/RDC (10 milliards $), pourtant des « kleptocraties » notoires à l’époque.
Les biens mal acquis de l’entourage des chefs d’Etat. Nous avons focalisé sur les chefs d’Etat et de gouvernement, car le champ des ministres ou parents soupçonnés ou convaincus de corruption est extrêmement large. D’autres ont d’ailleurs répertorié les procédures de restitution engagées concernant les avoirs détournés par des ministres. Dans les pages qui suivent, nous n’aborderons qu’incidemment les proches des dirigeants.
Les autres formes de pillage des pays en développement. Quoiqu’étroitement liée à différentes techniques de captation des richesses des pays du Sud, l’accumulation des biens mal acquis n’est que l’une des multiples facettes de ce pillage. S’y ajoutent le pillage environnemental, le pillage humain (avec la « fuite des cerveaux » du Sud vers les pays du Nord) et le pillage des ressources naturelles. Il y a aussi bien d’autres ponctions financières dont sont victimes les pays du Sud, au premier rang desquelles la fraude fiscale, qui coûte chaque année aux pays du Sud plus de 500 milliards de dollars, ainsi que le remboursement de la dette extérieure, pourtant souvent illégitime. Ces différents mécanismes sont parmi les principaux facteurs de l’appauvrissement de nombreux pays du Sud.
A l’origine des biens mal acquis
Nous limiterons donc notre étude au produit d’activités délictuelles ou criminelles placé à l’étranger, à des fins personnelles, par les dirigeants de régimes dictatoriaux dans les pays en développement. Il s’agit d’enrichissement illicite, c’est à dire de l’augmentation substantielle des biens d’un agent public, ou de toute autre personne, que celui-ci ne peut justifier au regard de ses revenus. Concrètement, le musée de chaussures d’Imelda Marcos aux Philippines, les nombreuses villas de Mobutu Sese Seko en France, en Belgique et en Suisse, les comptes en banque en Suisse et au Royaume-Uni de Sani Abacha, Pinochet et autres Fujimori : voilà quelques exemples de ce que nous appelons les « biens mal acquis ». Il y a principalement deux activités qui conduisent à leur détention :
- les détournements de fonds, les vols, les transferts illicites d’argent public entre les comptes nationaux et les comptes personnels. L’argent provient soit des recettes nationales (fonds publics), soit de l’aide publique au développement étrangère. Le détournement de biens publics serait, depuis 1991, considéré comme une violation des droits de l’Homme suite à une décision du Conseil Economique et Social des Nations unies.
- la corruption et l’octroi des rétro-commissions : les délits de corruption et de trafic d’influence désignent « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public, de solliciter ou d’agréer », ou « le fait de proposer » à cette personne « directement ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques » pour qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte de sa fonction ou pour qu’elle fasse obtenir par son influence « des distinctions, des emplois, des marchés – ou toute autre décision favorable ». Par ce biais, certains gouvernants du Sud ont pu s’enrichir personnellement en touchant des rétro-commissions de sociétés étrangères ou de l’argent provenant du budget de l’Etat en octroyant des marchés publics ou en cédant des entreprises publiques à leurs proches ou à des compagnies étrangères. Les rétro-commissions concernent aussi des personnes morales (comme les partis politiques) ou physiques étrangères. Comme le confiait le chercheur Jean François Bayart au Monde en 1997, au sujet des fonds africains d’origine illicite en France, « tous les partis politiques y trouvent leur compte, notamment en matière de financement des campagnes électorales. » Par assimilation, nous incluons également ici l’abus de bien social, qui consiste pour un dirigeant à utiliser les biens ou le crédit d’une société – souvent des entreprises parapubliques – pour son intérêt personnel.