L’art, contre l’effacement du génocide

Publié le 15.04.2011

Phnom Penh. La tragédie khmère rouge (1975-1979) remonte à trente-deux ans. Plutôt un siècle, se dit-on, en déambulant entre les immeubles modernes d’une capitale animée et en pleine mutation où tout souvenir des hommes en noir qui l’avaient transformée en ville fantôme paraît s’être évanoui.


Pol Pot n’a tenu les rênes du pouvoir qu’assez peu de temps – 3 ans, 8 mois et 20 jours – mais sous son joug, impitoyable, plus de 1,7 million de personnes sont mortes. Soit le quart de la population cambodgienne assassinée ou plus souvent décimée pour cause d’épuisement par le travail forcé, la sous-alimentation et les maladies. Au nom d’une utopie totalitaire : forger « un peuple nouveau » débarrassé des influences occidentales.

Rares témoignages des aînés

Plus d’un tiers de la population survit avec 1 dollar par jour. Ce n’est pas le cas de ce groupe de jeunes privilégiés attablés dans un café du quai Sisowath, le Riverside. « Le génocide ? Quel génocide ? », s’étonnent-ils en chœur. Les massacres, le pays exsangue, ils en ont entendu parler, mais n’en ont qu’une vague idée. « Nous, nous vivons avec notre époque », lance l’un d’eux, en arborant fièrement son Smartphone. Cette ambiance d’amnésie collective couplée à la frénésie de consommation d’une classe moyenne urbaine, au regain d’individualisme et de corruption, est-elle une lointaine conséquence de la terreur d’antan, un héritage indirect du traumatisme khmer rouge ?
En tout cas, elle a incité quelques survivants à témoigner. Ainsi, lors du procès de Duch, chef tortionnaire, l’une de ses victimes, Chum Mei, soixante-dix-neuf ans, lâchait : « À force d’être roué de coups, je sentais ma vie glisser comme une goutte d’eau sur une feuille de lotus. Je tiens à raconter ce que j’ai vécu pour que les nouvelles générations n’en ignorent rien. » Auparavant, les victimes se taisaient pour ne pas faire ressurgir les démons du passé. « Les témoignages des aînés sont rares, mais comment leur en vouloir ? », s’interroge à haute voix le cinéaste Rithy Panh. « Ils ont été si déshumanisés que la transmission est difficile. » « Il y a peu, poursuit-il, un paysan m’a confié : “Je n’ai survécu qu’en mangeant pendant plusieurs jours des lézards et des insectes. Comme un animal. Je n’ai jamais pu expliquer cela à mes enfants“. »

L’indicible en tableaux

Autre exception remarquable, Vann Nath, soixante-cinq ans. Il est l’un des sept rescapés de Tuol Sleng, plus connu sous le nom de S 21, la prison et centre de torture où officiait Duch. Peintre d’enseignes avant son arrestation, il n’a pu échapper à la mort que grâce à son talent d’artiste. Ses geôliers lui demandaient de peindre à foison des portraits de Pol Pot. Ensuite, il n’a cessé de restituer sur des toiles d’un réalisme brut, les supplices imposés à ses codétenus : arrachage des ongles, asphyxie progressive par immersions répétées dans une jarre d’eau. Tortures destinées à recueillir des aveux de culpabilité – « Oui, j’étais un agent de la CIA… ou du KGB » – aveux suivis d’exécutions massives. Car la prison n’était que l’antichambre de la mort. L’un de ses tableaux montre une colonne de condamnés, tirée vers la fosse commune. Peu après, le crâne des victimes, agenouillées, était frappé d’un coup de barre de fer, dans un son mat. « Comme le bruit des noix de coco qui tombent sur le sol » ont relaté des témoins.
Dans une scène édifiante du film de Rithy Panh, S 21, la machine de mort khmère rouge, Vann Nath est confronté à deux anciens bourreaux de S 21. Il leur montre ses peintures qui nous font pénétrer comme par effraction dans l’univers pénitentiaire des Khmers rouges. « Tout est véridique, vous n’avez rien exagéré », concèdent-ils. Car, comme le spécifiait le mot d’ordre de l’Angkar (l’Organisation) qui présidait aux destinées du Kampuchéa, dit démocratique : « Quand on arrache une herbe, il faut en extirper toutes les racines. »
Vann Nath est aujourd’hui encore habité par cet « enfer ». « Les cris, les hurlements de douleur des prisonniers, je les entends tout le temps ». Malgré une santé chancelante, il ne quitte pas son chevalet. « La peinture est un formidable moyen de transmission de la mémoire, accessible à tous », souligne-t-il. Un phénomène nouveau stimule son énergie : « Il y a quelques années, je ne recevais que des visiteurs étrangers. Désormais, de jeunes Cambodgiens viennent me voir. Il y a de l’espoir. »

Des images en quête de vérité

« Je suis l’aînée de la famille, raconte de son côté Sunthary Phung. Mon père était professeur de droit à la faculté, avant de devenir le recteur très respecté de l’université. » Comme la plupart des intellectuels, il a été arrêté par les Khmers rouges. « J’ai recherché sa trace pendant des années. J’ai fini par retrouver une photo de lui et des fiches médicales à S 21. La dernière, celle datée du 6 juillet 1977, sans doute le jour de son décès, signale un état d’épuisement général. » Elle s’arrête, submergée par l’émotion, et sort un mouchoir de son sac. « Vous voyez, trois décennies se sont écoulées, et je pleure encore. » Elle reprend d’un ton accusateur : « Duch a laissé dépérir mon père et n’a pas eu le courage d’assumer lors de son procès. Il a déclaré, sans me regarder : “Je ne me souviens pas de la présence du professeur à S 21“. »
Sunthary Phung reprend des forces et poursuit : « Je me sens un devoir de mémoire. J’étais partie civile au procès et je suis aussi membre du bureau de l’Association des victimes du Kampuchea démocratique qui ne compte encore que cinq cents membres. »
Surtout, Sunthary Phung a accepté de relater sa quête de vérité devant la caméra. « Ma mère a craqué. Moi, j’ai réussi à tenir jusqu’au bout, même si souvent mon cœur sortait de mon corps. » Plusieurs fois, elle s’est rendue en province présenter « son » film, comme elle dit, à propos du 52 minutes tourné par le réalisateur Guillaume Suon Petit, About my father. Au terme du film, elle avoue : « La réconciliation, je n’en suis pas encore capable. » « C’est vrai, confirme-t-elle. Je ne crois pas à la sincérité de la conversion de Duch au christianisme. Il n’a rien confessé des actes barbares qu’il ordonnait. Et puis, je déplore trente-cinq morts dans ma famille. C’est trop. »
Le père du cinéaste Rithy Panh, directeur de cabinet au ministère de l’Éducation nationale, a lui aussi, succombé aux mauvais traitements. Cela a pesé dans l’itinéraire de l’adolescent arrivé en France à quatorze ans, après avoir transité par les camps de réfugiés en Thaïlande. Au sortir de l’Idhec*, Rithy Panh s’est peu à peu converti en « arpenteur de la mémoire » khmère, comme il se décrit lui-même. Un travail qu’il poursuit à la tête du Centre de ressources audiovisuelles Bophana.

Réveil de la société civile

Ces initiatives et la création de nouveaux espaces de liberté ont été rendues possibles par les coups de boutoir de la société civile (associations, syndicats,…). En particulier, ceux des deux plus anciennes ONG créées fin 1992 : la Licadho, la Ligue cambodgienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme et l’Association cambodgienne des droits de l’homme et du développement (Adhoc, partenaire du CCFD-Terre Solidaire). Président d’Adhoc, Thun Saray évalue le chemin parcouru en évoquant deux temps forts : « Fin 1992, nous étions encore considérés comme subversifs et une centaine de policiers et militaires équipés de véhicules blindés ont été dépêchés à Svay Rieng, dans le Bec de canard près du Vietnam, pour fermer notre tout jeune bureau provincial. » Il sourit de cette mésaventure : « Aujourd’hui, reprend-il, les équipes d’Adhoc sensibilisent les forces de sécurité au respect des droits humains. » Ces conquêtes sont le résultat de combats menés par le monde associatif contre un pouvoir aux régulières pulsions autocratiques. De la même manière, la société civile a dû batailler ferme pour que les livres d’histoire incluent enfin, en 2009, un chapitre relatant la funeste entreprise de Pol Pot [Saloth Sar, de son vrai nom, meurt le 15 avril 1998 d’une crise cardiaque, ndlr] et de ses affidés.
Le sursaut – tardif – de la communauté internationale, États-Unis et Europe en tête, a aussi pesé. Soucieuse de faire oublier la caution peu glorieuse octroyée aux Khmers rouges – adoubés comme représentants officiels du Cambodge à l’Onu entre 1979 et 1990 ! – elle a poussé ensuite à la mise en branle de la machine judiciaire. Ces pressions ont permis de vaincre hésitations et réticences du régime de Phnom Penh, dont plusieurs membres redoutaient d’être mis en cause en raison de leurs compromissions passées. Au bout du compte, quelques chefs khmers rouges encore en vie ont été sommés de s’expliquer sur les atrocités et massacres commis. La population s’est engouffrée dans la brèche ouverte pour reprendre la parole et témoigner.

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