L’Amazonie submergée par les grands travaux

Publié le 15.06.2011

Deux photos se partagent le panneau de 4 mètres x 3 indiquant « Route interocéanique sud, Pérou-Brésil, tronçon n°3 ». À gauche, une piste de terre battue poussiéreuse qui s’enfonce dans une végétation anarchique.


À droite, la même route parfaitement asphaltée, avec signalisation au sol et visibilité parfaite. Avec une légende : « Avant : désolation » – « Maintenant : optimisme ». « Ce panneau a été installé un peu avant le début des travaux, en janvier 2007, explique Irma Rodriguez, enseignante au collège Francisco Bolognesi Cervantes, dans la commune de Alto Liberdad, au cœur du département de Madre de Dios, en Amazonie péruvienne. Nous étions très heureux à l’idée d’avoir enfin une route goudronnée. Cela signifiait un accès plus facile pour les soins ou encore des produits moins chers. Et puis surtout, les politiques locaux et les représentants de l’entreprise de construction nous avaient promis une réhabilitation des bâtiments du collège et la construction de trois nouvelles classes. Mais à ce jour, nous n’avons toujours rien. En revanche, avec l’arrivée des ouvriers et des chercheurs d’or et de leurs familles, le nombre d’enfants a doublé en deux ans. Sans compter la déforestation, la pollution, la délinquance et la prostitution que cette route a provoquées. »
Bienvenue sur la Route interocéanique sud, un axe reliant Assis, ville frontalière de l’État de l’Acre au Brésil (elle-même reliée à l’Atlantique via un réseau routier) et les ports d’Ilo et Matarani, situés sur la côte du Pacifique, au sud du Pérou. Le chantier – commencé en mars 2006 et qui devrait s’achever en août 2011 – a permis de goudronner au Pérou 2 600 kilomètres de piste traversant, entre autres, une partie de l’Amazonie et de la Cordillère des Andes. « Cette œuvre pharaonique, d’un coût estimé à 892 millions de dollars, a pour objectif de faciliter les exportations du Brésil vers l’Asie, explique Antonio Zambrano, spécialiste du dossier au sein de Forum Solidaridad Péru (FSP), un partenaire du CCFD-Terre Solidaire. D’autre part, elle est censée désenclaver des régions difficiles d’accès du Pérou et favoriser leur développement. » Faisant partie de l’Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine (Iirsa), un vaste programme de construction de voies de communication et de liaisons énergétiques, la Route interocéanique sud est considérée comme l’une des « pièces » maitresse du programme Iirsa. « En raison de son caractère stratégique, assure Antonio Zambrano. Mais aussi compte tenu des potentialités et des richesses naturelles de la région. »

Des arbres brûlés par le mercure

Aux alentours de Puerto Maldonado, dans le département de Madre de Dios, la première richesse naturelle c’est l’or. « Il y en a toujours eu dans la région, admet Juan Carlos Flores del Castillo, responsable du Groupe de travail de la société péruvienne (GTSCP), une structure créée en 2006 pour évaluer les incidences environnementales, sociales, économiques et culturelles de la Route interocéanique sud. Mais l’amélioration de la route a attiré de très nombreux mineurs venus de tout le pays. En outre, en 2008 et 2009, la crise financière a engendré une hausse brutale des cours de l’or, faisant grimper le prix du gramme de 32 à 137 soles*. » Résultat, la courbe des migrants a épousé celle du métal précieux et sur une centaine de kilomètres, à partir de Puerto Maldonado, en direction du sud du Pérou, des campements sauvages sont apparus où s’agglutinent des centaines de mineurs. « D’après les autorités, il y en aurait entre 25 et 30 000, poursuit Juan Carlos Flores del Castillo. Mais probablement beaucoup plus. Tous vivent dans des conditions de misère sociale et sanitaire indescriptibles. La prostitution, notamment des mineures, et la délinquance y règnent en maître. »
Comme au kilomètre 92, où une cinquantaine de baraques composées de planches disjointes et de pans de plastique bleus, émergent d’une mare stagnante et fétide. « Je suis arrivé en décembre 2008, se souvient Antonio, vingt-neuf ans, casquette à l’envers et tatouages multiples sur les bras. Je viens d’un petit village de la Sierra (montagne) à plus de 500 km. Même sans expérience, j’ai trouvé du travail facilement. En bossant douze heures par jour, je peux gagner jusqu’à 300 soles (75 euros) par jour [le salaire minimum mensuel au Pérou est de 130 euros environ, ndlr.]. Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de violence et que le mercure est très mauvais pour la santé. »
Pour s’en convaincre, il suffit de s’enfoncer dans le désert de sable qui s’étend à perte de vue derrière les baraques. Pataugeant dans des mares boueuses, des hommes s’affairent autour de machines aspirant des tonnes de vase dans un vacarme infernal. « La boue passe dans plusieurs tamis, explique Arnaldo Garcia, militant écologiste. Puis, grâce au mercure, les mineurs isolent et récoltent les paillettes d’or. » L’opération terminée, les eaux chargées de mercure sont rejetées directement dans les cours d’eau environnants. « C’est pour cela que les bosquets d’arbres qui entourent les puits sont tous morts, brûlés depuis la racine par le mercure, et que la faune et la flore sont contaminées de manière irréversible. »


La Route interocéanique… inondée par un barrage !

25 km plus loin, nul besoin de mercure pour tuer les arbres. « Ici, il y avait des bosquets de forêt primaire, se lamente Arnaldo Garcia, en montrant une aire désormais hérissée d’arbustes. Mais les petits paysans, expropriés de leurs terres bordant la route, ont été obligés d’abattre des parcelles boisées situées plus à l’intérieur, provoquant ainsi la disparition de plusieurs espèces végétales et animales, dans une région considérée comme l’une de plus riches de la planète en biodiversité. » « C’est le fruit d’un manque de concertation des autorités avec la population avant même le lancement des travaux, dénonce Ernesto Raez Luna, biologiste et directeur du Centre de durabilité environnementale à l’Université Cayetano Heredia, à Lima. Il n’y a pas eu d’études préalables sur l’impact environnemental et social d’un tel chantier. D’où la difficulté aujourd’hui de mesurer clairement les conséquences de la construction de la Route Interocéanique. » Une lacune que le gouvernement a tenté de rattraper en lançant, en 2007, le Programme pour la gestion environnementale et sociale des impacts indirects de la route interocéanique sud (Cafinrena), doté de plus de 17 millions de dollars pour minimiser les impacts de cette route, en développant, notamment, des programmes d’agroforesterie ou de tourisme durable.
Berta, elle, n’a jamais entendu parler du programme Cafinrena. Comme beaucoup d’Indiens Quechuas, vivant près de Puerto Manoa, sur la route de Puno, au cœur du Parc national Bahuaja-Sonene, haut lieu de biodiversité de la planète, cette jeune femme a très vite déchanté face aux « opportunités » de la route interocéanique. « Les prix des aliments ont baissé, reconnaît-elle. Mais personne ne s’arrête plus sur la route pour déjeuner dans notre petit restaurant ou pour acheter notre artisanat. » Mais il y a pire. « On a appris il y a quelques mois que notre village et une partie de cette route allaient disparaître sous les eaux, à cause de la construction du barrage d’Inambari, souffle-t-elle. Personne ne nous a dit quand, où et dans quelles conditions nous allons être relogés. Ni si nous allons être indemnisés. Pourtant ici, c’est la terre de nos ancêtres, là où nos morts sont enterrés. Et tout ça va disparaître. Sans même nous demander notre avis. »
Une situation que connaissent également les riverains du Xingu, dans l’État brésilien du Para, à plus de 2 500 kilomètres à l’est, à l’autre extrémité de la forêt amazonienne. C’est en effet sur cet affluent du fleuve Amazone que l’État projette de construire le troisième plus important complexe hydroélectrique du monde : le Belo Monte.

Le « Beau Monstre » du Xingu

Lancé en août 2010 par Lula, l’ancien président du Brésil, le Belo Monte, surnommé le Belo Monstro (« Beau montre ») est le chantier le plus symbolique de la région. D’abord par son ampleur. « Ce complexe hydroélectrique devrait inonder une zone de plus de 600 km2 », explique Dion Monteiro, responsable du Comité métropolitain Xingu Vivo, une entité regroupant plusieurs dizaines de mouvements de protection de l’environnement, de mouvements sociaux et d’associations de défense des riverains du fleuve et des indigènes. « Au minimum 16 000 personnes – plus probablement 40 000 – devront être déplacées, précise le père Paolo Joane da Silva, de la Commission pastorale de la Terre (CPT) du Para, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. Notamment des peuples indigènes et des communautés de pêcheurs traditionnels. » Pour construire le barrage – un chantier de cinq ans – 20 000 ouvriers vont être embauchés. « Mais, entre 100 et 150 000 personnes devraient converger vers Altamira (100 000 habitants), en quête d’un emploi. » Quant à l’ouvrage, d’une longueur de 6 km, il va provoquer, en aval, l’assèchement du fleuve sur plus de 120 km, réduisant le stock de poissons dont les populations locales dépendent pour survivre. « Pour un barrage, conclut le religieux, qui ne devrait produire que 4 500 mégawatts d’énergie, destinée en grande partie à alimenter les entreprises minières de la région ». Soit à peine 40 % de l’objectif affiché par le gouvernement.
C’est pour toutes ces raisons qu’Aldice Freitas ne veut pas du barrage. « Avec l’inondation, les arbres vont pourrir sur pied, polluer l’eau, explique la jeune femme qui vit avec son père, pêcheur. Il y aura des émissions de gaz à effet de serre et l’eau stagnante va attirer des nuées de moustiques qui vont apporter la malaria. » Sur la berge surplombant le Xingu, Aldice et son père ont d’ailleurs installé un panneau : « Nous ne voulons pas du barrage de Belo Monte ». Une prise de position d’autant plus légitime que le projet comporte d’innombrables irrégularités. « Il ne respecte ni les lois brésiliennes sur l’environnement, ni la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, ni la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples indigènes, s’insurge Claudemir do Couto Monteiro, coordinateur du Conseil indigène missionnaire (Cimi), une structure chargée de défendre les intérêts des peuples indigènes et liée à la Conférence épiscopale brésilienne. « Même l’étude de viabilité environnementale réalisée par l’Institut brésilien de l’environnement (Ibama), a été manipulée par les politiques qui n’ont pas hésité à exercer d’énormes pressions sur les responsables du dossier. » Dernière preuve en date ? Alors que l’institut avait conditionné l’autorisation des travaux au respect de quarante mesures environnementales et sociales, le même Ibama a signé l’autorisation, le 1er juin, pour le lancement des travaux. Sans garantie aucune que les dites mesures seront respectées.

Un combat inégal

À vrai dire, le sentiment qui prédomine tout au long du fleuve est « que les décisions sont déjà prises » et qu’elles « vont bénéficier comme toujours aux plus riches ». C’est le cas à Esperanza par exemple, un bidonville d’Altamira promis à disparaître sous les eaux, comme près d’un tiers de la surface de la commune. « Personne ne sait rien, mais tout le monde espère être indemnisé », explique Elisangela, qui tente d’organiser un comité de résistance. Non sans mal. « Par peur de ne rien recevoir, certains préfèrent se taire et s’en remettre au destin. Y compris ceux qui risquent d’être doublement pénalisés, comme ma famille, car mon mari est pêcheur », déplore-t-elle. De pêcheurs, il en est évidemment question aussi sur les rives des îles Fazenda et Ressaca, à huit heures de bateau d’Altamira, où la majorité des hommes vivent de cette activité. « Ici, c’est encore pire, car ces communautés vont se retrouver en aval du barrage avec un fleuve asséché, explique Moises da Costa Ribeiro, responsable du Mouvement des victimes des barrages (Mab) à Altamira. Le problème, poursuit ce militant pour un autre modèle de développement énergétique, c’est que la loi brésilienne ne prévoit des indemnités que pour les populations vivant en amont du barrage. »
À deux heures de bateau de là, le fatalisme semble également de mise parmi les Indiens Xikrin. « Cela fait des siècles que mon peuple est traité avec mépris, assure Seu Nego, le vice-cacique d’une communauté comptant vingt-trois familles. Avec le Belo Monte, c’est un chapitre de plus qui risque de s’écrire. » Inquiet par l’assèchement du fleuve, le septuagénaire assure cependant qu’il ne prendra pas les armes pour lutter contre sa construction. Du moins pas tout seul. « Mais si mes frères Kayapó ou Arara entament un conflit, nous les accompagnerons. » Une démarche plus « offensive » également envisagée par d’autres organisations qui luttent contre le projet, « y compris à travers des opérations de blocus des bateaux chargés de matériaux pour la construction du barrage », comme le laisse entendre Fabio José Torres de Barros, biologiste et membre de la CPT d’Altamira. Des actions qui sonnent cependant comme d’ultimes tentatives pour inverser une situation bien compromise, face à des forces économiques et politiques qui disposent de moyens conséquents. « Pour organiser une résistance efficace, il faudrait être beaucoup plus présents sur le terrain, admettent la plupart des acteurs de la société civile. Mais comment faire si nous ne disposons même pas d’un bateau pour aller informer les riverains sur leurs droits ? »

Un test important pour la société civile

« Il existe des mobilisations au niveau national avec des manifestations dans différentes villes du pays, souligne pourtant Sonia Magalhaes, anthropologue à l’Université fédérale du Para. Comme par exemple la pétition signée par 600 000 personnes et remise le 8 février 2006 par Mgr Erwin Kräutler, évêque d’Altamira et président du CimiI, à Dilma Rousseff [élue le 1er janvier 2011, ndlr]. »
Un « acte fort » vécu pourtant par certains comme un « camouflet ». L’actuelle présidente du Brésil (ex-ministre des Mines et de l’énergie) n’a en effet pas daigné la recevoir en personne, laissant entendre que le projet du Belo Monte était déjà décidé. Alors, le combat est-il définitivement perdu ? « Non, continue de penser Sonia Magalhaes. Car c’est de cette capacité à mobiliser l’ensemble de la société civile que dépendra la construction ou pas du Belo Monte. » Une mobilisation d’autant plus cruciale que pour Fabio José Torres de Barros, l’enjeu est beaucoup plus large. « Avec ce projet, le gouvernement et les multinationales testent la capacité de résistance de la société civile, assure-t-il. C’est donc de notre détermination à tous que dépendra l’avenir des autres projets en Amazonie. » Et de sa survie.

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