Bolivie : Un réformisme autoritaire

Publié le 08.09.2013

En sept ans d’exercice du pouvoir, le président aymara Evo Morales a transformé le pays en profondeur. En rendant notamment leur dignité aux indigènes, qui, bien que majoritaires, étaient traités en citoyens de seconde zone. Mais au lendemain de sa brillante réélection en décembre 2009, le président a donné le sentiment de vouloir contrôler tous les rouages de l’État. Du coup, les contradictions s’aiguisent, sa base sociale se fissure et l’image du régime se brouille.


La Paz. Le décor, majestueux, semble immuable. Tôt le matin, la ville s’ébroue sur fond de ciel azur constellé de pointes d’un blanc éclatant – les glaciers de l’Illimani et du Huayna Potosi, sommets qui culminent à plus de 6 000 mètres –. De nouveaux gratte-ciel hérissent la cité enclavée entre les flancs des montagnes. Surtout, les ponchos et les polleras (jupes traditionnelles) qui, hier, rasaient les murs, s’affichent avec fierté dans les rues.

« Oui, La Paz et la Bolivie ont changé de visage », confirme Godofredo Sandoval, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Pour la première fois dans l’histoire du pays, majorité ethnique et majorité politique coïncident. « On note même, remarque le sociologue, l’émergence d’une bourgeoisie indigène andine. » La stabilité politique se conjugue effectivement avec une période d’essor économique.

Les indicateurs sont au beau fixe : croissance autour des 5 %, réserves de change au plus haut. « L’appropriation de la rente gazière et pétrolière par l’État[[L’État a nationalisé les hydrocarbures en mai 2006 ; en mai 2012, le Réseau de distribution d’électricité appartenant à un groupe espagnol et en décembre 2012, quatre compagnies d’électricité espagnoles.]], reprend Godofredo Sandoval, autorise une politique de redistribution des revenus au profit des défavorisés. » Près d’un Bolivien sur quatre bénéficie – sous forme de primes mensuelles – de ces programmes sociaux connus sous le nom de bonos. Ainsi, le bono Juana Azurduy (12 euros/mois) est attribué aux femmes enceintes et aux mères d’enfants de moins de deux ans. Le bono Dignidad (20 euros/mois) fournit un début de retraite aux personnes de plus de soixante ans. Et le bono Juancinto Pinto (20 euros/mois) incite les familles à inscrire leur progéniture à l’école[[Ces noms exaltent la fibre nationaliste : Juana est une figure de la lutte patriotique bolivienne du XIXe siècle et Juancinto Pinto est un enfant bolivien qui mourut
héroïquement en mars 1880 lors de la guerre du Pacifique contre les armées coalisées du Pérou et du Chili.]]. La réduction de la pauvreté explique dans une large mesure la popularité du régime dans la capitale politique et sa jumelle populaire, la cité d’El Alto, comme parmi les paysans de l’Altiplano andin.


Entre frustrations… et vives inquiétudes

Dans l’Oriente, à Santa Cruz, poumon économique du pays, les entrepreneurs sont prompts à dénoncer cet « assistanat généralisé aux allures de politique clientéliste ». On instruit aussi un procès en immobilisme : « La structure de nos exportations n’a pas changé depuis les années 1980, assure Gary Rodriguez, gérant de l’Institut bolivien du commerce extérieur (IBCE). Le pays dépend toujours à 80 % des hydrocarbures et des minerais. La conjoncture favorable aurait pu permettre une diversification. »

Dans le milieu associatif, on pointe également le manque d’audace sur un thème phare du gouvernement : la réforme agraire. À l’antenne régionale du Centre de recherche et de promotion de la paysannerie, le Cipca partenaire du CCFD-Terre Solidaire, nous rencontrons deux militants du Mouvement des Sans terre (MST). « En février 2006, raconte Angel Estrada, quarante-trois ans, j’ai participé à la création de la communauté rurale Tierra firme. C’est un mieux, mais nous sommes desservis par une mauvaise piste, il n’y a pas d’eau et je m’éclaire à la lampe-tempête. » « Grâce à nos luttes, enchaîne Carlos Cortez, nous avons pu fournir de la terre à plus de six cents familles. Mais des milliers d’autres attendent dans le plus grand dénuement. » Et il avertit : « Si rien n’est fait dans les prochains mois, les occupations de terres reprendront. »

Les expropriations de quelques grands domaines n’ont pas radicalement changé la donne dans les campagnes[[Selon Cipca, après dix ans de loi Inra (loi du service
national de réforme agraire), on ne note pas d’avancées notables dans l’élimination du latifundio. Des familles détiennent encore entre 50 000 et
300 000 hectares de terres.]]. « Cette soi-disant réforme, peste Alcides Vadillo, directeur régional de la Fondation Tierra, n’est qu’une révolution de papier. » « Evo Morales, ajoute-t-il, est désormais convaincu des vertus du modèle productiviste. Ici, du soja transgénique ; là-bas, sur l’Altiplano, de la quinoa ou de la canne à sucre cultivées sur de vastes exploitations. C’est un changement d’alliance en faveur de l’agrobusiness. » « Mobilisé pour repousser le front pionnier, ce pouvoir est prêt à sacrifier les Indiens amazoniens du Tipnis », proteste à son tour Adolfo Chavez, l’un des leaders de la Confédération des peuples indigènes de Bolivie, la Cidob.

L’affaire du Tipnis a indéniablement servi de déclic et de révélateur. Est-ce la photo de Stéphane Hessel, qui trône sur ses étagères, qui l’inspire ? Toujours est-il que Juan Carlos Velasquez, secrétaire exécutif de la Pastorale sociale-Caritas, emploie un ton indigné pour qualifier le second mandat présidentiel d’Evo Morales, placé sous le signe de « l’hégémonie andine » (celle des Aymaras et des Quechuas) au détriment du reste de la population. « Les exclus d’hier, résume-t-il, sont ceux qui excluent aujourd’hui. » Il émaille son réquisitoire de nombreuses anecdotes : telle cette fonctionnaire indigène congédiant un métis venu chercher un formulaire administratif : « Vous nous avez fait attendre cinq cents ans, vous pouvez bien patienter deux ou trois jours ! »

Face à ce régime « intolérant », il ne serait plus possible d’exprimer une critique sans être taxé d’« ennemi du processus de changement ». À preuve, souligne Juan Carlos Velasquez, la volonté de « mettre au pas les ONG ». Selon l’avant-projet de loi en cours d’élaboration, seules les activités associatives concourant au développement économique et social seraient tolérées et encadrées. « Est-ce à dire que l’on retirera leur personnalité juridique aux ONG se consacrant à la promotion des droits humains ou à la formation ? », interroge à la cantonade Juan Carlos Velasquez.


Des contre-pouvoirs malmenés

Ex-« Défenseur du peuple » – une institution publique – Waldo Albarracin, aujourd’hui conseiller juridique, s’inquiète de « la corruption, qui gangrène l’appareil d’État » et de « la perte d’indépendance de la justice ». « Pour être nommé magistrat, mieux vaut avoir fait allégeance au Mas, le parti du président. » Il pointe aussi les cas de hauts fonctionnaires « débarqués, car ayant cessé de plaire », et sous le coup de procédures judiciaires « dans le seul but de les réduire au silence ».

Autre contre-pouvoir malmené, les médias. Le quotidien de référence La Razon a dû infléchir sa ligne éditoriale dans un sens pro-gouvernemental. « Les pressions s’exercent aussi sur plusieurs chaînes de télévision – Pat, ATB, Red Uno – par le biais de discrets rachats d’actions », remarque Javier Gomez, directeur du centre de recherche indépendant Cedla, partenaire du CCFD-Terre Solidaire.

Quand, au moment du bilan, on évoque le risque de dérive autoritaire, la réponse du sociologue Godofredo Sandoval fuse d’un trait : « Ce n’est pas un risque, c’est un fait. » Pour autant, il écarte la possible instauration d’une nouvelle dictature. « Les universités, le chaudron d’El Alto et la société civile, loin d’être soumis, n’accepteraient pas un nouveau caudillo, même indigène. »

Tous ne partagent pas ces craintes. Ancien directeur d’une ONG et vice-ministre des Affaires étrangères durant trois ans (entre 2007 et 2009), Hugo Fernandez, soixante-dix ans, relativise : « Ne prenez pas les appréhensions de la classe moyenne urbaine, non dénuées de fondement, pour un rejet du plus grand nombre. »

Vérification quelques jours plus tard sur l’Altiplano où l’on commémore en grande pompe la bataille d’Ingavi[[ Le 18 novembre 1841, l’armée bolivienne conduite
par le général José Ballivian mettait en déroute l’armée péruvienne.]]. Les wiphalas, étendards indigènes, flottent au vent et les cortèges, fournis et colorés, convergent vers la grande place de Tiwanaku. À l’écart de la manifestation, la discussion s’engage avec des villageois de San Andrès de Machaca. « Nous appuyons sans réserve le président. Evo cumple (Evo réalise ses promesses) n’est pas un slogan. Chez nous et dans les communautés environnantes, l’eau potable est arrivée, des routes et des marchés ont été construits. La vie change. » Aucune voix dissidente ne s’exprime.

À l’évidence, Evo Morales dispose de solides soutiens au sein de la population paysanne de l’Altiplano. Là, le réflexe identitaire – « Tenemos un hermano a la presidencia » (Nous avons un frère à la présidence) – joue à plein. Dans le même temps, l’opposition politique, éclatée, orpheline d’un leader et d’un programme, apparaît bien en peine de proposer une alternative. Bref, Evo Morales semble s’acheminer vers une réélection tranquille en décembre 2014. Dès lors, on comprend mal qu’il se fasse le champion d’un nouvel autoritarisme, sans véritable nécessité politique.

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