La révolution tunisienne, cinq ans après, le désenchantement?

Publié le 13.01.2016| Mis à jour le 08.12.2021

« La joie est partie », soupirait une mère de famille en pleine discussion avec une amie, un dimanche de mi-décembre. Cette parole saisie au vol suggère l’atmosphère de désenchantement, alourdie d’une sourde inquiétude, cinq ans après le bouleversement politique de janvier 2011, qui avait soulevé tant d’espoirs.


Séance inaugurale de la première assemblée législative élue en Tunisie le 2 décembre 2014.

Le 14 janvier 2011, au terme d’une séquence folle, un régime, dont les instances internationales et les partenaires étrangers vantaient la solidité, s’est effondré sous la pression de la rue.
Plus encore, la Tunisie a ouvert la voie à une vague de protestations populaires dans tous les pays arabes. Le temps des régimes autoritaires, quasi-dynastiques, assis sur des rentes et sur la légitimité que leur conférait la lutte contre le terrorisme, même au prix d’atteintes aux libertés, semblait révolu.
La Tunisie paraissait à l’avant garde d’une entrée du monde arabe dans la modernité politique. Liberté et stabilité, participation et progrès social semblaient alors pouvoir aller de pair.

Mais, ni en Libye, ni en Egypte, ni en Syrie, ni à Bahreïn, ni au Yémen, ces promesses n’ont été tenues.
Seule la Tunisie est parvenue à poursuivre sa transition institutionnelle démocratique. Un succès couronné par le Prix Nobel de la Paix décerné aux parrains du Dialogue national qui avait servi de cadre au règlement de la crise politique de 2013. Mais le décalage entre cette célébration internationale et le ressenti des Tunisiens a donné un goût amer à cette récompense.
Le progrès social est le grand absent du bilan. Les débats idéologiques et l’énergie investie dans la rédaction d’une Constitution, adoptée en janvier 2014, ont fait oublier que la révolution tunisienne était d’abord un soulèvement venu des zones rurales et des populations marginalisées.
Quasiment toutes les victimes civiles de la répression de 2011 sont des jeunes des milieux populaires et des régions intérieures. Or, dès les premiers mois, ils ont été évincés au profit des acteurs politiques et de la société civile traditionnelle.

La question sociale a été reléguée au second plan.

Depuis 2011, le pouvoir d’achat des classes moyennes a baissé de 40 %. Les jeunes, diplômés ou non, ont toujours autant de difficultés à trouver du travail.
En dehors d’une usine de transformation de produits laitiers à Sidi Bouzid, d’où était partie la révolte, aucune politique n’a véritablement été mise en œuvre pour désenclaver les régions intérieures.
Les seules réformes entreprises sont celles que recommandent les bailleurs de fonds internationaux et dont les effets visent à ouvrir davantage le marché aux investisseurs étrangers.

Or, pour le moment, les perspectives économiques de la Tunisie ne laissent pas augurer d’embellie : la croissance est nulle, la productivité diminue, le tourisme, l’un secteurs les plus pourvoyeurs d’emplois, est en chute libre, autant en raison de l’impact du terrorisme que de l’usure d’un modèle uniquement fondé sur les séjours bon marché dans les grands hôtels en bord de mer.
A quoi il faut ajouter l’impact du marasme européen, principal débouché des entreprises tunisiennes, les lourdeurs d’une administration hyper-centralisée et sclérosée dans ses vieilles habitudes, et surtout la persistance de la corruption.

Le départ de la famille de Leila Trabelsi, l’épouse de l’ancien Chef de l’Etat, a certes débarrassé le pays des parrains d’un vaste cartel qui parasitait l’économie, mais elle a simplement supprimé le monopole de la corruption qui s’est désormais banalisée. De nouveaux cartels se sont constitués à partir de la contrebande et le commerce informel représente désormais 53 % du PIB. Une telle prospérité est impossible sans des complicités dans la police et dans la douane.

Sur un plan politique, la situation, n’est guère plus réjouissante. Une alliance entre le parti vainqueur des élections de 2014, Nidaa Tounes [[Nidaa Tounes est un parti nationaliste, étatiste et conservateur. C’est l’héritier des anciens partis au pouvoir depuis l’indépendance.]] , héritier des anciens partis au pouvoir depuis l’indépendance, et les islamistes d’Ennahdha, garantit certes la stabilité gouvernementale. Mais cette coalition ne s’est pas forgée autour d’un programme, notamment pour la démocratisation des institutions et d’audacieuses politiques sociales. Le gouvernement n’a toujours pas de plan d’action.
D’après une étude publiée par la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la majorité des lois adoptées depuis 2014 ne sont pas conformes à la Constitution. Pour ne rien arranger, la désunion de Nidaa Tounes aujourd’hui scindé en deux partis, sans remettre en cause la majorité, affaiblit le gouvernement.


Face aux attentats, les atteintes aux libertés se multiplient

Plus préoccupant, trois attentats revendiqués par l’organisation Etat islamique (en mars au Musée du Bardo, en juin dans un hôtel de Sousse, en novembre à Tunis contre la garde présidentielle) ont accéléré le retour des habitudes de l’ancien régime : « les droits de l’homme n’ont aucun sens face au terrorisme » a même déclaré le Premier ministre Habib Essid.
Les policiers retrouvent les coudées franches dans les arrestations de masse et l’emploi de la torture. Ils multiplient les poursuites contre des jeunes au motif de consommation supposée de cannabis (punie d’un an de prison) ou pour des propos tenus sur les réseaux sociaux assimilés à des outrages aux forces de l’ordre.

La perspective d’une intervention internationale en Libye contre l’Etat islamique en cours d’implantation fait redouter des répercussions en Tunisie. Le virage sécuritaire pourrait prendre un tour plus strict encore.
« Juste après le 14 janvier 2011, nous n’étions pas préparés, nous n’avions pas de programme pour cette phase, nous n’avons pas cherché un consensus concernant les principales réformes économiques et sociales, de la gauche à Ennahdha, déplore aujourd’hui Abderahmane Hedhili, directeur du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Nous avons laissé passer ce moment là. Les anciens de l’époque de Ben Ali l’ont bien compris et ils sont de retour. L’argent sale est revenu dans les médias et sur la scène politique… »

Un espace pour la critique et la mobilisation

Tout cela a-t-il été vain et a-t-on eu tort de croire aux promesses de la révolution ? Certains acquis seront malgré tout difficiles à déraciner.
La liberté d’organisation a libéré l’initiative du contrôle d’un parti-Etat qui n’a plus d’équivalent à ce jour. Il existe désormais un espace pour la critique et la mobilisation. L’idée que l’Etat est tout et que le peuple n’est qu’une entité muette, qu’on se contente d’invoquer dans des discours creux, est révolue.

Dans les tous les domaines, l’agriculture écologique, les radios associatives, l’accès à la culture, le budget participatif… des initiatives éclosent à travers le pays, portées par une génération tournée vers l’avenir.

En dehors des structures traditionnelles de la société civile, des jeunes, des avocats, se mobilisent pour faire évoluer la législation très répressive sur la consommation de drogue, qui envoie des milliers de personnes en prison chaque année.

Face à la persistance de la torture, ou aux vagues d’arrestations pour des liens supposés avec le terrorisme, en revanche, l’espace de protestation s’est beaucoup réduit.
Mais désormais, de nombreux Tunisiens ont la certitude que le destin est entre leurs mains et la mettent en pratique. C’est une perspective qui change tout pour la Tunisie. Et pour tout le monde arabe.

Thierry Brésillon

A lire également dans le prochain numéro de Faim et Développement :
– Un article sur l’instance tunisienne Vérité et Dignité censée traiter des crimes des régimes de Bourguiba et Ben Ali
– Un reportage sur la route des Balkans avec les réfugiés
– Un dossier spécial sur les lanceurs d’alerte

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