La libération du pouvoir du secteur privé

Publié le 15.10.2013

L’agriculture a pendant longtemps été le parent pauvre des Investissements directs à l’étranger, qui ne dépassaient pas un milliard de dollars dans ce secteur au début des années 90. Mais ces dernières années, la tendance s’inverse.


Dès 2009, la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, la CNUCED, notait ainsi une participation accrue des acteurs étrangers à l’agriculture [[Rapport sur l’investissement dans le monde – CNUCED – 2009]], sous la forme d’investissement direct ou de contractualisation avec les acteurs locaux (mode opératoire très fréquent dans l’agriculture). Les flux annuels ont ainsi triplé entre 1989-1991 et 2005-2007, pour atteindre 3 milliards de dollars.

Ainsi la CNUCED note la participation croissante des sociétés transnationales du secteur de l’agroalimentaire et de la grande distribution, particulièrement sous forme de contractualisation, soulignant qu’elles «s’impliquent surtout dans la production de cultures marchandes. Elles sont peu présentes dans les cultures de base, pourtant indispensables pour nourrir la population des pays en développement ».

Les tensions en termes d’insécurité alimentaire, ressenties dès le début des années 2000, et qui ont éclaté au grand jour lors de la crise alimentaire et des émeutes urbaines de 2007-2008, semblent avoir provoqué un regain d’intérêt – tout du moins dans les discours – pour l’agriculture non seulement des investisseurs publics (cf. chapitre précédent), mais aussi des acteurs du secteur privé.

La crise alimentaire de 2007/2008, concomitante à l’éclatement de la bulle spéculative et immobilière de 2008, a ainsi eu un effet collatéral majeur : la réorientation des acteurs financiers et investisseurs privés vers les marchés de matières premières agricoles. Pour Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, « de nombreux indices révèlent que cette hausse des prix et que la volatilité des produits alimentaires s’expliquent en partie par l’émergence de nouveaux spéculateurs qui génèrent des bulles spéculatives » [[Spéculation sur les matières premières agricoles, La complicité des banques belges dans la spéculation sur l’alimentation, CNCD 11.11.11, 11.11.11, SOS Faim, Oxfam-Solidarité, RFA (Réseau Financement Alternatif), FAIRFIN – juin 2013 – http://www.cncd.be/IMG/pdf/2013-06_rapport_speculation_alimentation.pdf]] .

Les acteurs financiers voient la volatilité des prix et donc les tensions persistantes sur les marchés agricoles comme une véritable aubaine. La réaction de Glencore, une des premières sociétés de courtage de matières premières, face à la hausse des cours de l’été 2012, l’illustre bien : « Concernant les perspectives pour le reste de l’année, l’environnement est bon : des prix élevés, une forte volatilité, beaucoup de troubles/cassures, beaucoup de possibilités d’arbitrage » [[Glencore sees opportunities in US drought, Reuters, août 2012 – http://www.reuters.com/article/2012/08/21/us-grains-glencore-idUSBRE87K0OY20120821]].
L’ensemble des fonds indiciels sur les matières premières échangées à la Bourse de Chicago (place boursière principale pour le secteur) a donc explosé à partir de 2007-2008 [[Spéculation sur les matières premières agricoles, La complicité des banques belges dans la spéculation sur l’alimentation, CNCD 11.11.11, 11.11.11, SOS Faim, Oxfam-Solidarité, RFA (Réseau Financement Alternatif), FAIRFIN – juin 2013 – http://www.cncd.be/IMG/pdf/2013-06_rapport_speculation_alimentation.pdf]]. Dans un contexte mondial où tout indique une tension accrue sur les prix agricoles, l’arrivée de ces nouveaux investisseurs, qui privilégient les contrats à terme, impacte directement les marchés physiques et crée de fait un appel d’air pour une production agricole mondiale accrue.
Pour soutenir ou plutôt « nourrir » cette forte augmentation des activités financières dans le secteur, les projets d’investissement dans l’agriculture des pays du Sud se sont donc multipliés – soit par des Etats, via des fonds souverains, désireux d’assurer leur approvisionnement, soit par des acteurs privés souhaitant directement revendre leur production sur les marchés mondiaux. Résultat : une ruée sur les terres et les ressources pour assurer la demande croissante, et gonflée de manière fictive, en matières premières.

Permettre à la population de se nourrir semble bien être le cadet des soucis de nombreux acteurs investissant dans l’agriculture… Pourtant on pourrait croire le contraire, quand on voit les grands acteurs du secteur privé s’engager également, ces dernières années, dans les actions de « développement agricole » au Sud, avec des soutiens publics tant politiques que financiers. Les différentes banques ou agences ayant un mandat de développement (Banque Mondiale, Banque Européenne d’investissement, agences nationales de développement comme l’AFD,…) ont pour la plupart une branche spécifique dédiée au secteur privé, travaillant avec de nombreuses multinationales du secteur, et dont les capacités de financement ont été augmentées ces dernières années. Ainsi, par exemple, PROPARCO (la branche de l’AFD dédiée au secteur privé) a connu une explosion de son portefeuille de plus de 32% en cinq ans pour atteindre en 2011 plus de 2,6 milliards d’euros.

La Société de Promotion et de Participation pour la Coopération Économique (PROPARCO) est la branche de l’AFD dédiée au secteur privé. « Sa mission est de favoriser les investissements privés dans les pays du Sud, en faveur de la croissance et du développement durable. Elle intervient dans les pays émergents et en développement à travers une gamme complète d’instruments financiers ». Institution financière de développement, PROPARCO se concentre « sur le soutien direct aux entreprises, l’appui aux intermédiaires financiers et le développement des infrastructures » tout en promouvant les plus hauts standards en termes de responsabilité sociale, environnementale et financière. Enfin, PROPARCO déclare se positionner en complément de l’offre commerciale et répondre aux insuffisances de marché : « ses financements ont vocation à démontrer la viabilité des solutions privées dans des domaines novateurs ou dans des secteurs et régions jugés trop risqués par les investisseurs ».
PROPARCO est conjointement détenue par l’AFD (à hauteur de 57%) et par des actionnaires privés des pays du Nord et des pays en développement, qui sont généralement des organismes financiers français et internationaux, des entreprises, des fonds d’investissement et des fondations. Les outils d’intervention sont les prêts et les garanties, les participations directes et indirectes.
En 2012, le portefeuille de PROPARCO s’élevait à plus de 3 milliards d’euros . Pour le secteur de l’agriculture et de l’agro-industrie, il s’élèverait à 230 millions d’euros au 31 décembre 2012. Et Les projets agricoles et agro-industriels représentaient 12% des signatures de PROPARCO en 2012 [[Rapport annuel 2012 – PROPARCO – p.27]].
S’inscrivant dans la politique de maîtrise des risques sociaux et environnementaux du Groupe AFD, PROPARCO s’appuie également sur des critères d’exclusion spécifiques, qui doivent empêcher le financement d’un projet qui contreviendrait à l’un d’eux.

De grandes entreprises deviennent même les piliers d’initiatives de développement dédiées à la sécurité alimentaire comme l’illustre la Nouvelle Alliance pour la Sécurité Alimentaire et la nutrition. Lancée en 2012 par les Etats membres du G8, elle vise à renforcer les investissements dans 10 pays [[2012 : Burkina Faso, Cote d’Ivoire, Ethiopie, Ghana, Mozambique, Tanzanie – 2013 : Malawi, Nigeria, Bénin – Sénégal annoncé]] en mettant l’accent sur l’accélération de l’apport de capitaux privés, dont des dizaines de multinationales. Appuyée par des investissements publics, la « libération du pouvoir du secteur privé », est présentée comme la clé pour éradiquer la faim en Afrique.

La Nouvelle Alliance du G8 : sécurité alimentaire ou business as usual ?
En mai 2012 le Président des États-Unis, Barak Obama, a dévoilé ses plans pour mettre en place une Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition en Afrique. Lancée lors du Sommet de Camp David, la Nouvelle Alliance (NA) est un partenariat entre le G8, l’Union africaine, le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), son Programme détaillé pour le développement de l’agriculture africaine (PDDAA), les gouvernements d’états africains concernés et près d’une centaine d’entreprises nationales et internationales. Objectif affiché : aider 50 millions de personnes en Afrique sub-saharienne à sortir de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire d’ici 2022. Pour cela, les Etats membres du G8 ont souhaité mettre l’accent sur « l’accélération de l’apport de capitaux privés » [[Conseil européen (2012), L’UE au G8 : Agir ensemble, http://www.european-council.europa.eu/home-page/highlights/eu-at-g8-acting-together?lang=fr]] , afin d’assurer une « croissance économique solide et inclusive » [[Maison-Blanche (2012), Fact Sheet: G-8 Action on Food Security and Nutrition, www.whitehouse.gov/the-press-office/2012/05/18/fact-sheet-g-8-action-food-security-and-nutrition]] pour le secteur agricole africain.
Mais qui sont ces acteurs privés ? En majorité des multinationales (67 projets portés par 34 entreprises internationales et 3 alliances internationales d’entreprises – Cargill, Monsanto, Syngenta, Nestlé, Louis Dreyfus Commodities, Compagnie Fruitière, Rabobank, Groupe CIC, … – et dans une moindre mesure des entreprises nationales (45) portant un projet. On compte sur les doigts d’une main les projets de coopératives ou associations de producteurs locaux [[Le G8 et sa Nouvelle Alliance: une menace pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle en Afrique ? – ACF, CCFD, GRET, Oxfam, Peuples Solidaires, Réseau Foi et Justice – juin 2013]].
La NA a ciblé pour sa première année six pays africains – le Burkina Faso, la Cote d’Ivoire, l’Ethiopie, le Ghana, le Mozambique et la Tanzanie – et a défini pour chacun des cadres de coopération. Pour l’ensemble de ces pays, le secteur privé s’est engagé à investir 3,5 milliards de dollars. Les engagements financiers des Etats membres du G8 – destinés à soutenir ces investissements privés – représentent près de 2,5 milliards de dollars. Les Etats-Unis sont le premier contributeur, suivi par l’Union européenne et la France. Le gouvernement français semble avoir aujourd’hui pris la mesure de cette contradiction, comme l’a souligné récemment Pascal Canfin, Ministre du Développement : « La Nouvelle Alliance affronte les critiques de nombreux intervenants (ONG, Organisations d’agriculteurs,…). Ces remarques doivent être prises en compte et il nous faut définir précisément nos actions pour démontrer que la Nouvelle Alliance est faite pour les petits producteurs africains et non pas uniquement pour les entreprises multinationales ». [[Déclaration de M. Pascal Canfin, à New York le 23 septembre 2013. Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 septembre 2013]]
Lors du dernier sommet du G8 en Angleterre en juin 2013, 4 nouveaux pays ont rejoint l’Alliance : Ghana, Nigeria, Malawi et Sénégal.

Le secteur privé occupe par ailleurs et de plus en plus les espaces de gouvernance. Au niveau international, au sein du Comité sur la Sécurité Alimentaire Mondiale, un mécanisme du secteur privé a été créé – coordonné par le Réseau international de l’Agroalimentaire (IAFN – International Agri-Food Network) qui regroupe des acteurs privés de plus de 135 pays [[Plus d’informations : http://www.agrifood.net/]]. De même, les entreprises participent dans les instances de décision des Institutions financières de développement, nationales et internationales.

Enfin, dans un contexte de crise économique, elles bénéficient également d’une attention spécifique au niveau national avec par exemple en France la création en mars 2013 au Ministère des Affaires Etrangères d’une direction dédiée aux entreprises et à l’économie internationale. La mise en place de cette direction est destinée à mettre en œuvre la nouvelle stratégie de diplomatie économique du gouvernement français.

La CNUCED prévoit un renforcement de la tendance à l’investissement privé dans l’agriculture, sur le long terme [[Rapport investissement CNUCED 2009 et 2011 consultable sur www.cnuced.org/investissement]]. Les investisseurs des pays en développement émergents sont également devenus des sources importantes d’acquisitions internationales. En 2008, leurs achats nets à l’étranger s’élevaient à 1,57 milliard de dollars, soit plus de 40% du total mondial (3,56 milliards de dollars) .Et de nombreux projets d’investissements agricoles menés par ces acteurs dans les pays en développement ont déjà fait parler d’eux. Le projet de la firme sud-coréenne Daewoo logistics à Madagascar qui avait annoncé en 2009 avoir obtenu un accord pour louer 1,3 millions d’hectares pour une durée de 99 ans avait provoqué un tollé. Et les exemples similaires sont aujourd’hui nombreux : les projets de Pétrobras, société brésilienne, pour la production d’agrocarburants en Afrique centrale, les investissements indiens et indonésiens dans les fleurs ou les haricots en Afrique de l’Est,….

Encart Secteur privé : qui est qui ?
L’expression « secteur privé » recouvre une diversité de réalités: de la famille paysanne à la tête de son exploitation, à la multinationale de l’agroalimentaire détenant des succursales dans des dizaines de pays, et recouvre sans distinction l’investisseur national ou étranger, la PME/PMI, … Ce flou subsiste dans les textes travaillés au niveau international, alors que cette diversité d’acteurs exigerait de différencier les leviers politiques et financiers pour les soutenir.

Pour autant, concernant la participation tant dans les espaces de gouvernance que dans les initiatives de développement, la différenciation des acteurs est plus simple. Les agriculteurs familiaux participent le plus souvent en tant que société civile ou reçoivent des financements à titre associatif. Par contre, sous l’intitulé secteur privé, on retrouve les plus gros acteurs du secteur (voir encadré Nouvelle Alliance) ou des alliances regroupant majoritairement de grands producteurs ou industriels Pour l’IAFN, il s’agit de CropLife International, Grain and Feed Trade Association (GAFTA), Alliance internationale des coopératives (ACI), Fédération internationale de laiterie (FIL), Fédération internationale pour la santé animale (IFAH) Association de l’industrie des engrais (IFA), Fédération internationale des semences (ISF), Organisation mondiale des agriculteurs (WFO).

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