Dans le Brésil d’aujourd’hui, que signifie être une femme, être noire, et faire de l’agroécologie ? (vidéo)

Publié le 02.07.2019| Mis à jour le 18.01.2022

Dans un pays marqué par l’arrivée au pouvoir du président Jair Bolsonaro ouvertement raciste et lié au lobby de l’agrobusiness, les acteurs de l’agriculture familiale, en particulier les femmes noires, sont inquiets. C’est le message qu’ont fait passer les 6 000 manifestantes de la 10ème Marche pour la vie des femmes et pour l’agroécologie, qui s’est tenue en mars 2019 au cœur de l’État de la Paraíba.

Jusqu’à l’âge de 15 ans, Josefa Miranda dos Santos a eu la même vie que des milliers de jeunes noires issues de la campagne. « Je suis née dans une famille nombreuse dans l’État de la Paraíba, au nord-est du Brésil. Mon père travaillait comme journalier chez des propriétaires terriens. Nous étions très pauvres car dépourvus de terre. » En 1971, alors qu’elle n’a que dix ans, celle que l’on surnomme « Mima » est envoyée à São Paulo, la mégapole du sud. La famille de riches portugais qui l’accueille promet à ses parents de scolariser l’enfant en échange de tâches ménagères. Mais très vite, les longues journées de travail l’éloignent des bancs d’école. « Je me levais à l’aube pour préparer le petit-déjeuner, travaillais 12 heures par jour et dormais dans un cagibi sans fenêtre. » Une situation assimilée à de l’esclavage accompagnée de vexations et de réflexions racistes. « À 15 ans, je me suis enfuie », se souvient Mima.

Sans argent pour retourner chez ses parents, l’adolescente est embauchée comme nounou, pour s’occuper d’une petite fille de trois ans. « De nouveau, mes patrons étaient étrangers. Lui espagnol, elle japonaise.» Cette fois, Mima est traitée avec respect et scolarisée. Elle est aussi complimentée pour sa couleur de peau et ses cheveux crépus qu’elle ose enfin dénouer. Si elle s’assume de plus en plus en tant que noire, la jeune fille s’expose aussi aux préjugés. « Un jour, j’avais accompagné mes patrons dans un restaurant chic, je suis allée aux toilettes, se souvient-elle. Mais le vigile ne m’a pas laissée regagner la table. »

Alerté par la scène, son employeur se rapproche. « Cette femme de couleur prétend déjeuner avec vous », ironise le vigile. La réponse est cinglante. « Ce n’est pas une femme de couleur, mais une citoyenne, comme vous et moi. » Près de quarante ans plus tard, et alors qu’elle est revenue vivre dans l’État de la Paraíba pour y cultiver un lopin de terre, Mima l’assure : « Cette scène a été comme une nouvelle naissance. À partir de ce jour, je me suis sentie fière d’être une femme, d’être noire et désormais agricultrice ! »

« Fierté », « Femme », « Noire », « Agricultrice »…

Ces mots ont justement été scandés par les 6 000 femmes qui ont participé à la « 10e Marche pour la vie des femmes et pour l’agroécologie », le 14 mars 2019 à Remígio, une petite ville au coeur de la Paraíba. Organisée par le « Pôle de Borborema », un réseau de 13 syndicats ruraux, et l’ONG Assistance et services à des projets d’agriculture alternative (AS-PTA), partenaire du CCFD-Terre Solidaire, cette manifestation, traditionnellement fixée au 8 mars, a été retardée d’une semaine cette année.

Motif ? Commémorer le premier anniversaire de l’assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale de Rio de Janeiro, noire et féministe. « Nous voulions placer cette Marche sur le thème de l’identité raciale et du racisme, explique Adriana Galvão, coordinatrice de l’évènement et conseillère technique au sein de l’AS-PTA. Or, Marielle était issue des favelas. Elle occupait un espace de pouvoir et a été tuée parce qu’elle se battait pour la justice. Elle est une source d’inspiration pour toutes les femmes noires du Brésil, en particulier pour celles du monde rural dont les souffrances sont souvent invisibles.»

Ces « invisibles », Marlène Pereira en voit tous les jours. « La plupart des ouvrières agricoles qui travaillent dans les grandes exploitations de la région sont des noires, » explique cette femme de 49 ans, responsable de la formation au sein du Syndicat des travailleurs ruraux de Lagoa Seca.

12 à 14 heures de travail pour un salaire de misère

« Elles sont embauchées car elles acceptent de travailler 12 à 14 heures d’affilée pour un salaire de misère, inférieur à celui payé à une ouvrière agricole blanche. Pour pouvoir les faire commencer dès 5 heures du matin, les employeurs vont même jusqu’à leur acheter une moto et en déduisent le montant sur leurs salaires. Ce qui les rend encore plus dépendantes. » Même s’il est officiellement puni par la loi, le racisme existe aussi dans la vie courante. « À l’accueil des services administratifs ou sociaux, une femme blanche passera toujours devant une femme noire, dénonce encore Marlène. Et si elle vit de la terre et qu’elle a les mains calleuses, alors elle est carrément méprisée ! »

Cette dévalorisation rejaillit évidemment dans la sphère privée. « Les femmes noires sont souvent vues comme des objets sexuels au Brésil. Dans le monde rural, elles sont souvent les premières victimes de violences, y compris sexuelles. » Tous ces thèmes ont été évoqués lors des nombreuses réunions préparatoires en amont de la Marche. « Pendant six mois, nous avons organisé des rencontres dans des lieux parfois très reculés, explique Adriana Galvão. C’était essentiel, car cela a permis aux femmes d’évoquer leur situation et rompre l’isolement. »

Plusieurs réunions de jeunes ont également évoqué ces thèmes. Sidinéia Camilo Bezzerra, 23 ans, n’en a raté aucune. « J’ai été élevée à la campagne dans une famille de neuf enfants où j’ai longtemps entendu que la place des filles étaient à la cuisine », explique cette jeune fille au caractère trempé. « Et quand je sortais en ville, je raidissais mes cheveux pour cacher ma condition de noire. Puis j’ai commencé à questionner ce schéma machiste et raciste. » Résultat, aujourd’hui, l’étudiante en agroécologie se revendique « femme noire, agricultrice et féministe ». Elle envisage même de briguer un poste de conseillère municipale aux prochaines élections de sa commune.

« Si les mentalités évoluent, c’est aussi parce que les femmes noires dans le monde rural ont commencé à conquérir leur autonomie financière, constate Marcia Araujo dos Santos, secrétaire du Syndicat des travailleurs ruraux de Lagoa Seca. L’accès aux programmes d’acquisition de citernes et l’existence de fonds rotatifs a permis de développer des activités agroécologiques et de petit élevage autour de la maison, améliorant ainsi très rapidement les conditions de vie. »

D’abord inquiets à l’idée de perdre une partie de leur pouvoir, « beaucoup d’hommes ont finalement perçu que la démarche des femmes n’était pas seulement pour elles mais pour toute la famille », assure Marlène Pereira. Le meilleur exemple ? Son mari, João, 58 ans. D’abord contrarié de voir son épouse s’investir dans le syndicat rural de Lagoa Seca, « il m’aide désormais beaucoup, sourit-elle. Y compris dans les tâches ménagères, pour que je puisse assumer mes responsabilités syndicales ».

Un climat politique délétère

Cette solidarité est d’autant plus précieuse que le climat politique a changé depuis l’élection de Jair Bolsonaro. « La politique que le nouveau gouvernement entend mener en ce qui concerne l’agriculture familiale est très préoccupante », souligne Adriana Galvão. Pressions du lobby de l’agrobusiness pour en finir avec la réforme agraire et s’accaparer des terres indigènes, organisations paysannes criminalisées, réforme des retraites particulièrement pénalisante pour les femmes d’agriculteurs… Le tout, dans un pays de plus en plus marqué par des violences racistes.

A lire / Brésil : “Il n’y a plus de contre-pouvoir face à l’agrobusiness !”

Ces inquiétudes sont d’ailleurs apparues sur les pancartes brandies par les participantes à la 10ème Marche pour la vie des femmes et pour l’agroécologie. Mima, elle, n’était pas dans le cortège cette année. « Mais mon cœur était avec toutes ces femmes qui se battent pour avoir leur place dans une société plus juste et plus égalitaire. » Un pays où une jeune fille noire doit pouvoir déjeuner en paix même dans un restaurant chic.

Par Jean-Claude Gérez

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