Acteurs et moteurs des accaparements de terres et de ressources

Publié le 17.06.2012| Mis à jour le 07.12.2021

Le jeu d’acteurs

Les entreprises multinationales ont été les premières à être désignées comme responsables de l’accaparement. Mais, bien qu’elles soient les opératrices finales, une multitude d’acteurs prennent part dans ce phénomène complexe. On peut distinguer quatre catégories d’acteurs :

• Les États : qu’il s’agisse d’États impulsant des investissements dans des pays tiers, pour répondre à leurs propres besoins alimentaires ou énergétiques, ou d’États hôtes qui accueillent, facilitent voir commanditent les investissements ;

• Les investisseurs locaux (des élites locales, qu’il s’agisse de grands propriétaires, ou d’entrepreneurs, de riches particuliers…) ;

• Les financeurs des projets parmi lesquels on retrouvera les Institutions Financières internationales, les Banques multilatérales de développement et les acteurs de la bancassurance, via les investisseurs institutionnels tels des fonds d’investissement et les fonds de pension ;

• Les entreprises multinationales (tant privées que publiques).

La relation, pour le moins ambigüe, entre les États (à la fois États hôtes et États commanditaires de projets) et les investisseurs, ne facilite certainement pas l’identification des responsabilités en cas de violations des droits. Les États hôtes tendent le plus souvent à satisfaire les intérêts des investisseurs avant de s’assurer du respect des droits des communautés locales. Dans bon nombre de cas, les terres appartiennent aux gouvernements ou ces derniers jouent des codes et droits fonciers pour en reprendre le contrôle ; il leur est alors facile de louer voir céder de grandes superficies aux investisseurs, avec des bénéfices souvent minimes, voire inexistants, tant pour les communautés au niveau local qu’en termes de recettes budgétaires nationales. Pour garantir toute forme de facilités pour les porteurs des projets, les États changent ou adaptent leur droit interne pour permettre ces investissements. Les investisseurs internationaux font même pression pour obtenir ainsi ce qu’ils appellent des « conditions favorables (aux investissements) » ou encore « l’élimination des inefficiences ».

Un exemple de ces pratiques concerne l’interdiction de vente des terrains. Ainsi dans bon nombre de pays du Sud, la vente de terres (à petite ou grande échelle) à des acteurs étrangers (publics ou privés) est interdite par la loi : qu’à cela ne tienne, l’État y loue les terrains pour une longue période, ou encore passe par des entreprises ou agences nationales en tant qu’intermédiaire. L’État hôte peut aussi garantir les bénéfices pour les investisseurs en leur offrant des garanties financières via des prix du foncier attractifs, des prêts à un taux dérisoire, des avantages fiscaux et même des exceptions au droit du travail et de l’environnement. Ainsi, les mesures mises en place par les États et destinées à attirer les investisseurs (qu’elles soient inclues dans des contrats spécifiques ou découlent de modifications des codes d’investissements généraux ou relatifs à un secteur particulier) ne bénéficient qu’aux seuls acteurs privés (souvent étrangers) et à une poignée d’élites locales. Dans cette logique, la communauté locale, souvent déjà fragilisée, est mise à l’écart et ne peut faire face à ce qu’elle ressent comme une violation de son droit à la vie.

De surcroît, il n’est pas rare de voir ces mêmes gouvernements porter atteinte au droit à manifester, ou à la liberté d’expression, afin de réprimer tout signe de mécontentement de la part des populations affectées. Pourtant, ces projets sont souvent à l’origine de graves violations : expulsions forcées, absence totale de consultation des populations, violation du droit d’usage… Bien évidemment, sauf rare exception, dans ce jeu du pot de fer contre le pot de terre, les populations victimes n’ont pas accès à la justice et ne peuvent obtenir réparation des préjudices subis.

Bien souvent, tous les moyens semblent valables pour réaliser les investissements : le harcèlement quotidien (via la coercition, la violence morale ou physique) des populations vivant sur ces terres est une pratique courante. On peut ainsi voir des professionnels chercher à persuader les petits propriétaires de vendre leurs terres, en faisant miroiter de nombreux avantages souvent factices, voire en les montant les uns contre les autres et en jouant des divisions entre et dans les communautés. C’est aussi simplement la pauvreté qui peut pousser certains à vendre leurs terres, à cause d’une augmentation du coût de la vie locale, ou du montant des impôts.

Le manque d’information sur les droits est également un facteur aggravant dans le rapport de force inégal entre investisseurs et communautés locales. Le droit foncier est bien entendu au centre des enjeux : manquant de transparence, voire inexistant, il peut être un facilitateur clef de l’accaparement de terres. Dans certaines régions, les petits producteurs, les communautés paysannes, les populations indigènes ou les habitants locaux, même s’ils sont les utilisateurs ancestraux des terres, n’ont pas de titres de propriété. Les formes de reconnaissance d’occupation ou de possession de la terre varient fortement, et l’on peut voir dans certaines régions se juxtaposer droits coutumiers, pratiques communautaires et code foncier national. Même dans des pays avec des droits fonciers réformés et unifiés, l’accès aux instances judiciaires gratuites et populaires n’est pas toujours assuré. Parfois les populations locales, démunies sur le plan financier ou en termes d’information sur leurs droits, ne trouvent pas les moyens pour se défendre face à la violation de leurs droits. L’État lui-même peut se retrouver impuissant pour défendre les intérêts de sa population face à la pression des géants économiques poussant l’investissement en question. Le gouvernement local peut alors se retourner contre le gouvernement régional ou national, ou vice-versa.

Les intouchables de Thervoy (Inde) privés de leur forêt collective
En Inde, depuis plus de deux cents ans les 6 000 « Dalits » (intouchables) du village de Thervoy, situé à 60 kilomètres de Chennai, au Tamil Nadu, vivaient de l’agriculture, de l’élevage et de la cueillette dans la forêt « collective » dont ils disposaient. En 2007, en lisant le journal, les habitants découvrent que la State Industries Promotion Corporation of Tamil Nadu (SIPCOT) – une agence créée en 1971 par le gouvernement indien afin de développer l’activité industrielle au Tamil Nadu – prévoit d’abattre 450 hectares de « leur forêt collective » afin d’y implanter un parc industriel.

Le terrain sera donc loué pour une période de 99 ans renouvelable, à des entreprises, indiennes et étrangères. Pour l’heure, seulement une entreprise française a obtenu les permis pour y construire l’une de ses plus grandes usines au monde. Il s’agit de Michelin. Comme c’est souvent le cas, les villageois de Thervoy ne détiennent pas de titre de propriété sur la forêt, mais ont bénéficié pendant deux siècles d’un droit d’usage relevant de la coutume. Dès lors, une partie importante des villageois protestent pacifiquement (grève de la faim, marches citoyennes, barrages symboliques) contre la manière dont le gouvernement local a engagé l’implantation dans cette zone. Ils s’insurgent de la non prise en compte de leurs droits et du droit national en vigueur en Inde, de l’absence de consultation et d’information préalable, de l’absence de mesure visant à prévenir véritablement les impacts potentiellement négatifs en matière environnementale et de droits humains. La réponse du gouvernement local, classique, a été de réprimer les manifestations et restreindre les droits d’expression. Au vu du rôle clé joué par Michelin dans l’ouverture de la zone industrielle, les organisations locales ont protesté contre l’implantation de l’entreprise, espérant une prise en compte de leurs préoccupations. Bien que l’entreprise développe une politique active en termes de « projets sociaux », elle n’apporte pas de réponse satisfaisante concernant les impacts sociaux et environnementaux en amont et en aval de son implantation dans cette zone. Le projet de site industriel, donnera aussi lieu à la création d’un nombre important d’infrastructures (routes, pipeline…) nécessaires pour relier le site en question à la ville. On estime à 200 000 le nombre de personnes potentiellement impactées dans un rayon de 10 kilomètres autour du site. La création du parc industriel va donc irrémédiablement changer la géographie et la sociologie du territoire en question, et aucun des acteurs impliqués dans ce projet d’investissement – qu’il s’agisse de l’entreprise ou du gouvernement – n’est en capacité de prévoir quel sera le sort de ces populations. En effet, aucune étude d’impact « solide » n’a été réalisée afin de prévoir l’inclusion de ces populations – pour la plupart non formées aux métiers industriels – dans la nouvelle configuration que prendra la zone. De surcroît, sur les 31 villages potentiellement impactés, se compte un village de populations Adivasi (indigènes), qui auraient dû faire l’objet d’un processus consultatif spécifique comme le prévoient les conventions 107 (ratifiée par l’Inde) et 168 de l’Organisation Internationale du Travail. Le cas de Thervoy n’est qu’un cas parmi de nombreux autres en termes d’accaparement de terres en Inde. Sans l’accès à leur forêt la population de Thervoy risque fort de venir grossir les couches les plus défavorisées des grandes villes et de perdre, en plus de leur terre, leur dignité, leur identité et leur culture.

Les élites locales, qui jouent souvent un rôle considérable dans les pratiques d’accaparement de terres et de ressources, profitent de l’absence de droit régulateur pour s’approprier des terres, à travers par exemple la falsification des titres de propriété et la corruption des administrations locales. Elles jouent également sur leur influence politique ou la tromperie des populations locales. Ainsi les élites locales peuvent poursuivre leurs propres intérêts, en s’appropriant la terre pour l’exploiter directement, mais elles peuvent également jouer le rôle d’intermédiaire pour des acteurs étrangers dans les processus de transaction foncière. En effet, ces élites ont un accès plus facile et une meilleure connaissance des communautés locales, et peuvent donc faciliter le processus d’accaparement. La corruption est certainement un important moyen pour faciliter ce type d’investissements : les pots de vin et les avantages pécuniaires sont des pratiques fréquentes dans les négociations foncières.

Les moteurs des accaparements

Les motivations qui poussent les différents acteurs à investir ont bien évidemment une matrice commune, à savoir, les retombées économiques. Que la motivation mise en avant soit la satisfaction d’un besoin du pays d’origine de l’investissement (sécurité alimentaire ou énergétique…), ou au contraire le développement du pays d’accueil de l’investissement, dans les deux cas on trouve une volonté de garantir la croissance du pays d’origine. L’investissement est l’occasion de garantir à des acteurs, du Nord comme des pays émergents, de nouveaux marchés et des activités économiques rentables. Les derniers sommets du G8 et du G20 ont montré avec clarté cette volonté.

Le souci de certains pays de garantir à leur population une alimentation suffisante a d’abord été mis en avant comme responsable des accaparements de terres. En effet, des pays comme le Japon, la Corée du Sud ou encore l’Arabie Saoudite, qui dépendent en grande partie des importations pour leur sécurité alimentaire, sont en quête de terres agricoles hors de leurs frontières, principalement en Afrique.

En assurant une partie de leur production dans un pays tiers, ces États assurent leur approvisionnement et se prémunissent contre des factures d’importation alimentaire liées à la volatilité du prix des matières premières. Ce phénomène s’est accéléré avec la crise alimentaire de 2007-2008. Due à un pic des prix sur les marchés de denrées alimentaires elle a directement plongé 125 millions de personnes supplémentaires dans l’insécurité alimentaire. Cette crise a remis sur le devant de la scène économique, politique et médiatique l’enjeu alimentaire mondial avec en perspective 9 milliards de personnes à nourrir d’ici 2 050 dans un contexte de déséquilibre accru des productions et des marchés, et des impacts liés au changement climatique renforçant ces difficultés. Aujourd’hui l’agriculture est plus que jamais un enjeu stratégique, complexifiant encore plus la problématique foncière mondiale.

Au-delà de la sécurité alimentaire, on constate un intérêt croissant pour des investissements sur des terres agricoles afin de répondre à des demandes nouvelles notamment en matière d’approvisionnement énergétique (agrocarburants), mais aussi de crédits carbones, de matières premières (notamment d’hydrocarbures) et même d’espaces touristiques. Ainsi, la terre devient un produit de base comme un autre désormais soumis au jeu de l’offre et de la demande dans des marchés dérégulés.

En effet, de nombreux pays du Nord et émergents adoptent aujourd’hui des politiques ambitieuses d’incorporation d’agrocarburants, en prévision de la pénurie d’énergies fossiles (pétrole, gaz…). Les États donnent ainsi des signaux incitatifs aux investisseurs privés, sans pour autant les assortir d’une régulation à même de garantir le respect des droits des populations. Ainsi, en 2003, l’Union Européenne a adopté une directive qui, en fixant des objectifs obligatoires d’incorporation, a encouragé le développement de cultures à grande échelle destinées à la production d’agrocarburants de première génération, y compris dans les pays du Sud, au détriment de l’agriculture vivrière. Bien que des organisations de défense des droits humains et de l’environnement se soient levées contre cette directive, elles n’ont obtenu qu’un maigre correctif. Certes, un critère de durabilité pour les agrocarburants a été instauré lors de l’adoption du Paquet Energie Climat en 2008, visant à introduire à la fois des enjeux environnementaux et sociaux, mais ils ne sont assortis d’aucune norme sociale contraignante, et ne font aucune référence à la Charte internationale des droits de l’Homme.

Sur le même principe, la course au crédit carbone risque d’avoir d’énormes conséquences sur les communautés locales notamment indigènes et autochtones. Le programme Redd, développé par l’ONU et inscrit dans le protocole de Kyoto, a pour objectif affiché la réduction des émissions de CO2 provenant de la déforestation et de la dégradation des forêts. Pour ce faire, les entreprises sont incitées à préserver les forêts dans lesquelles elles opèrent, ou à en planter de nouvelles, et peuvent ensuite vendre leur crédit carbone forestier sur les marchés boursiers à des firmes désireuses de compenser leurs émissions. Bien que partant d’un bon principe, cette incitation, si elle n’est pas assortie d’une politique de prévention des risques de violations des droits humains, pourrait avoir également des conséquences néfastes au niveau local.

La libéralisation et la promotion des investissements étrangers a également été un élément majeur favorisant les accaparements de terres dans les pays du Sud. Les investissements directs internationaux (IDI) dominent aujourd’hui l’ensemble des politiques en matière d’investissement : agricole, commercial, infrastructures…

Presque tous les pays disposent ainsi d’une réglementation favorable à ces IDI. Selon la CNUCED (2001), entre 1991 et 2000, 1185 modifications au total ont été apportées aux régimes nationaux réglementant les IDI, dont 95 % visaient à faciliter ces investissements. Attirer les investisseurs étrangers — ou les maintenir sur le territoire — constitue en effet une préoccupation pour bon nombre de pays. En 2010, 178 nouveaux accords internationaux d’investissements ont été signés (plus de trois par semaines) et plus de 48 dans les seuls trois premiers mois de 2011.

L’assouplissement considérable du cadre réglementant les IDI a donc des incidences importantes sur les choix de localisation des entreprises : il leur permet de rechercher les sites qui permettent la meilleure optimisation financière aux différentes étapes de leur processus de production.

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