En Algérie, faire vivre un cinéma d’auteur

Publié le 08.08.2022| Mis à jour le 16.08.2022

Depuis 2007 à Béjaïa, les ateliers Cinéma et Mémoire, partenaire du CCFD-Terre Solidaire, forment des stagiaires à la réalisation. En aiguisant leur regard cinématographique lors de projections et en pratiquant l’écriture, le tournage, le montage et la postproduction, ils réaniment le cinéma alternatif en Algérie.

Une jeune femme regarde par la fenêtre. Un chant s’élève, qui parle d’amour blessé. Plus tard, on la retrouve avec un groupe de garçons, et il est encore question d’amour. Les mots « tabou », « contrainte », « en cachette » sont prononcés. Ces images sont extraites de Uzzu, un film documentaire de 2011 réalisé par Sonia Ahnou. Cette Algérienne est passée par l’atelier Cinéma et Mémoire qui se bat pour faire vivre un cinéma alternatif en Algérie.

À sa tête, Habiba Djahnine, réalisatrice, poétesse et militante en Algérie. Cette native de Kabylie a d’abord créé dans sa ville de Béjaïa, avant 1992- 1993 et l’éclatement de la guerre civile, un cinéclub féminin. Puis, en 1994, avec sa sœur Nabila, une des premières rencontres de films de femmes en Algérie. Il n’y aura qu’une édition : Nabila est assassinée à Tizi-Ouzou en 1995. Habiba la militante se replie.

Elle reprend son activité de passeuse du cinéma d’auteur en 2003, et crée avec d’autres un festival, les Rencontres du film documentaire de Béjaïa. Pendant la terrible décennie, les salles obscures ont fermé en Algérie, faute de spectateurs. Mais pour Habiba Djahnine, il faut à nouveau montrer des films, débattre, échanger.

Parallèlement, et dans la même logique, elle monte Béjaïa Doc, des ateliers de formation à l’image et au cinéma. Des ateliers qui existent toujours, sous le nom de Collectif Cinéma et Mémoire, et se sont déplacés dans l’oasis saharienne de Timimoune.

Dans un pays où à peine une quarantaine de salles restent ouvertes, une fois par mois, l’équipe transporte son matériel de projection dans une ville, un village ou un quartier.

Éducation à l’image et formation à la réalisation

Depuis 2008, 80 étudiants ont reçu une éducation à l’image. « Nous leur montrons des films, nous leur apprenons la grammaire de base du cinéma, les outils d’analyse, explique Habiba Djahnine. L’idée est de leur donner l’envie d’organiser à leur tour des projections. »

L’autre volet de Cinéma et Mémoire, le plus exigeant, mais aussi le plus productif, est la formation à la réalisation, dont bénéficient chaque année six à sept étudiants. C’est un cycle complet qui va de l’écriture à la postproduction en passant par le tournage et le montage. Depuis 2008, une cinquantaine de stagiaires y ont produit leur premier film.

Il y a dix ans, quand on demandait à Habiba Djahnine pourquoi elle avait monté cette structure, elle expliquait : « Nous sortions d’une guerre civile, et la jeunesse ne se retrouvait pas dans les films faits sur eux. Nous avions besoin d’images tournées par les jeunes eux-mêmes, dans une forme de réappropriation de l’image de soi. » « Les choses sont un peu différentes, dit-elle aujourd’hui. Car, depuis, beaucoup d’ateliers ont été mis en place et les réseaux sociaux ont permis un changement du rapport à l’image. Mais la nécessité de réaliser ses propres films reste entière. Et il n’y a toujours pas d’école de cinéma en Algérie. »

Uzzu, un documentaire de 2011, dont la réalisatrice Sonia Ahnou est passée par Cinéma et Mémoire.

Une promotion entièrement féminine

Dans un pays gouverné par des hommes au pouvoir depuis l’indépendance, plus de la moitié de la population a moins de trente ans. Les jeunes ont un besoin pressant de réflexion sur leur quotidien, et une envie de le montrer, dans sa simplicité et sa complexité. Le cinéma conçu, pratiqué et enseigné par Habiba Djahnine sert à cela : « Nous insistons beaucoup sur l’écriture. Ce sont tous des films d’auteur, dans lesquels ils assument le “ je ”, leur subjectivité, reprend la documentariste. C’est le premier critère pris en compte lors de la sélection des stagiaires. En outre, les films sont très divers, et nous recherchons cette hétérogénéité. » Juste avant l’arrêt de toute activité à cause du Covid, pour la première fois, une promotion a été entièrement féminine : « C’était une demande des féministes, raconte Habiba Djahnine. Elles avaient besoin de la non-mixité pour aborder certaines questions. Mais j’ai fait en sorte d’avoir des stagiaires de différents horizons », pour que la jeunesse algérienne dans toute sa diversité s’exprime dans les documentaires.

Le catalogue de Cinéma et Mémoire en fait foi. Ici, dans Nnuba, il est question d’une entraide féminine vieille comme le métier de bergère, et des vies, des chants, des pensées de ces vieilles femmes qui, à tour de rôle, vont faire paître le bétail du village. Là, dans Demain sera un autre jour, de l’enfant qui commence à peine à marcher et de son éveil sous l’œil de ses parents qui se transforme en déambulation poétique entre Alger la citadine et la campagne familiale.

El Berrani, lui, est un hymne aux bannis de la société, qui la nourrissent pourtant de leur rap et de leur peinture. La jeunesse, ici, vit entre désarroi, désespoir et énergie créatrice. Le film s’ouvre sur des images de supporters de football en liesse, mais très vite l’enthousiasme collectif vire à l’amertume : « le pays gagne contre la Zambie 2-1 et le prix du sucre augmente de 80 DA », lance un des personnages.

Pour les autorités, la culture doit rester au musée

« Le travail de Cinéma et Mémoire est formidable, car il y a peu d’initiatives dans ce domaine et surtout ce n’est pas encouragé par les autorités, commente Rémi Yacine, un réalisateur documentariste algérien. Pour elles, la culture doit rester au musée. Elles ne veulent pas que les jeunes s’approprient le présent, car ils finiront par remettre en cause le pouvoir lui-même. »

C’est exactement ce qui s’est passé avec le Hirak. Ce mouvement social populaire qui a commencé en février 2019 par le refus d’un cinquième mandat du président Bouteflika et s’est poursuivi en réclamant la fin du régime militaire autoritaire en place depuis l’indépendance. Le mouvement s’est arrêté, en mars 2020, en raison de la pandémie, mais aussi d’une répression féroce.

Rémi Yacine a produit un film réalisé pendant cette période, Vendredi est une fête, en référence aux mobilisations organisées chaque vendredi. « Il fallait tourner, témoigner de cet espoir fou, de cette dynamique, assure-t-il. Il faut continuer à faire des documentaires, en hommage à ceux qui sont sortis, ont pris des risques et sont réprimés aujourd’hui. » Pour Habiba Djahnine : « Il est trop tôt pour dire si le Hirak va changer quelque chose dans le rapport à l’image. Nous avons des pistes de réflexion, mais il faut du temps. Pendant le Hirak, tout le monde filmait. Ça veut dire quelque chose de l’engouement, mais nous ne travaillons pas dans l’immédiateté. »

Le travail de l’association s’apparente en effet à une course de fond. Car il ne s’agit pas que de produire, mais aussi de montrer. Dans un pays où à peine une quarantaine de salles restent ouvertes. Une fois par mois, l’équipe transporte son matériel de projection dans une ville, un village ou un quartier. Elle s’installe dans les locaux disponibles : maison de quartier, maison de la culture ou domicile privé. Ce qui demande une énergie sans faille. Mais le jeu en vaut la chandelle : « Le public est très friand des films algériens, affirme Habiba Djahnine. Il est très mélangé, avec des enseignants, des syndicalistes, le boulanger du quartier, les jeunes du coin. Et les débats sont passionnants. » En Algérie, le cinéma alternatif a trouvé ses spectateurs.

Gwenaëlle Lenoir

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