Les enjeux de la nouvelle Constitution tunisienne

Publié le 16.09.2022

Alors qu’une nouvelle Constitution est entrée en vigueur, les risques d’une dérive autoritaire et policière se conjuguent avec les conséquences sociales des mesures d’austérité pour sortir de la spirale de l’endettement. La société civile devra faire converger libertés et justice sociale.

Le 16 août dernier, la Tunisie est officiellement entrée dans le nouveau régime politique défini par la Constitution adoptée par référendum le 25 juillet. Une majorité de 94,6 % des 2,6 millions de votants (sur 8,2 millions d’électeurs) a approuvé le texte proposé par le président Kais Saied et mis fin à la seconde République instituée par la Constitution de 2014.

Les constituants, élus après la révolution d’octobre 2011, avaient voulu éclater le pouvoir en plusieurs centres. Ils avaient créé deux circuits de légitimité entre l’Assemblée et un président de la République élu au suffrage universel – mais disposant de prérogatives limitées – et instauré un régime parlementaire où le chef du gouvernement était responsable devant les élus. Le régime pensé par Kais Saied redonne un rôle central au chef de l’État.

Les plus vulnérables très exposés à la corruption de l’administration et au harcèlement policier, […] sont très hostiles à la classe politique et à la société civile qui ont profité de la transition démocratique, mais n’ont rien changé à leur condition. Ils constituent l’une des composantes de la base populaire de Kais Saied.

Les prémices d’une dérive autoritaire

Seule tête de l’exécutif, le président choisit et peut désormais révoquer le Premier ministre et tout membre du gouvernement. Les conditions d’une motion de censure du gouvernement par le Parlement sont quasiment impossibles à remplir. Le président de la République peut même légiférer par décret-loi durant les vacances parlementaires. La Tunisie renoue ainsi avec une conception présidentialiste de l’exercice du pouvoir.

« On perçoit déjà les indices d’une dérive autoritaire, observe Alaa Talbi du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. La consultation populaire sur la nouvelle Constitution au printemps dernier, l’organisation du référendum n’ont pas été très transparentes. Ces dernières années, la justice était déjà sous l’influence des partis ou des clans affairistes, mais le bras de fer entamé, parfois de manière opaque et arbitraire, par Kais Saied avec la magistrature pour y remédier n’est pas de nature à renforcer son indépendance. Les syndicats de police ont la mainmise sur le ministère de l’Intérieur et n’hésitent plus à cibler les militants ou les artistes. On sent l’influence de l’État profond dans l’entou­rage d’un président qui s’est trop isolé. »

Les soutiens de Kais Saied attendent de lui un État moins corrompu et plus efficace, et plus de justice sociale. « Depuis janvier 2021, nous avons enquêté sur les groupes les plus vulnérables très exposés à la corruption de l’administration et au harcèlement policier, poursuit Alaa Talbi. Ils sont très hostiles à la classe politique et à la société civile qui ont profité de la transition démocratique, mais n’ont rien changé à leur condition. Ils constituent l’une des composantes de la base populaire de Kais Saied. »

La création d’une deuxième chambre parlementaire est censée mieux prendre en compte la fracture territoriale à l’origine de la révolution de 2010-2011 et rapprocher les citoyens des centres de décision, notamment sur les questions économiques et sociales. L’Assemblée nationale des régions et des territoires – les territoires regrouperont plusieurs régions – sera compétente sur toutes les questions économiques et financières. Le budget, les plans de développement devront être votés par les deux chambres. Le mode d’élection de cette nouvelle Assemblée n’est pas encore totalement défini, mais il est probable que Kais Saied inscrive dans le prochain code électoral le projet « d’inversion de la pyramide du pouvoir » sur lequel il avait fait campagne : l’Assemblée serait composée par une succession d’élections en partant du niveau local où les candidats seraient parrainés par les habitants et non choisis par les partis.

Par ailleurs, « Kais Saied, explique Alaa Talbi, a nommé comme gouverneurs [préfet] ou délégués [représentant de l’État au niveau local, ndlr] beaucoup d’acteurs qui ont acquis une légitimité dans les luttes sociales de terrain. Mais son discours sur les questions économiques et sociales est très peu élaboré ».

Or, sans vision économique, ces dispositifs institutionnels ne seront pas suffisants pour créer un nouveau modèle économique permettant d’affranchir la Tunisie de sa relation inégale avec ses partenaires commerciaux européens et de sa dépendance financière, et surtout de briser les oligarchies internes qui verrouillent l’économie nationale et contraignent les exclus à la précarité : de l’activité informelle au chômage ou à l’exil.

Les bailleurs de fonds exigent des mesures d’austérité

Un changement d’orientation économique est d’autant plus difficile que, happée depuis dix ans dans la spirale de l’endettement, la Tunisie est considérée comme un pays au bord de la cessation de paiement. L’accès aux ressources financières internationales, désormais conditionné à la conclusion d’un accord avec le FMI, est en cours de négociation. Les bailleurs de fonds exigent dorénavant une application stricte de mesures d’austérité : diminution de la masse salariale de l’État, réforme de la subvention des produits de première nécessité et de l’énergie, restructuration et privatisation des entreprises publiques structurellement déficitaires…

« Depuis un an, les mouvements sociaux ont donné une chance à Kais Saied, rappelle Alaa Talbi. Mais la première conséquence de ces réformes, ce sera la fin de cette trêve, et certainement plus de répression en retour. Avec une police et une justice qui vont protéger le pouvoir, il faut s’attendre à une restric­tion des libertés. » D’autant que les prochaines élections législatives, prévues le 17 décembre, pourraient bien voir la victoire du parti destourien libre qui revendique explicitement l’héritage du RCD, le parti du pouvoir avant la révolution de 2011.

Depuis un an, les mouvements sociaux ont donné une chance à Kais Saied, rappelle Alaa Talbi. Mais la première conséquence de ces réformes, ce sera la fin de cette trêve, et certainement plus de répression en retour.

« La classe politique a perdu sa crédi­bilité et n’a pas tiré les leçons de son échec, déplore Alaa Talbi. La société civile doit également passer par un moment de redéfinition. Les grandes organisations se sont concentrées sur les libertés, mais ne sont pas connec­tées aux mobilisations sociales, sou­vent cantonnées à des revendications immédiates. Heureusement, il y a aujourd’hui davantage de maturité chez les militants de terrain. Les nouveaux acteurs en train d’émerger dépassent la séparation entre protection des liber­tés et réalisation d’une démocratie sociale, sans se ranger derrière une classe politique disqualifiée. Il ne faut pas se couper des Tunisiens qui ont voté “ Oui ” au référendum non pas pour une dictature, mais pour une orientation plus sociale du processus politique. »

Plutôt qu’à une fin de l’expérience démocratique, souvent évoquée depuis un an, Alaa Talbi se réfère au temps long : « Le bilan des dix années écoulées ne pouvait pas conduire à autre chose, mais je ne perds pas espoir. La courbe d’une révolution n’est pas linéaire. Le navire continue sa route. »

Thierry Brésillon

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