SAID KHATIB / AFP
Gaza : soutenir les journalistes palestiniennes
Comment décrire l’indicible? Comment travailler quand vous n’avez plus ni bureau, ni maison, ni électricité et que votre vie est menacée? Comment rester concentré quand vos collègues ou votre famille sont pris pour cibles? Wafa Abdel Rahman, directrice de Filastinyat, qui soutient les femmes journalistes palestiniennes, nous raconte leur travail dans un quotidien de guerre.
Wafa Abdel Rahman a créé en 2005 l’organisation Filastinyat, qui promeut le travail des femmes journalistes palestiniennes dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, et soutenu par le CCFD-Terre Solidaire. Filastinyat fournit aux jeunes journalistes palestiniennes des formations et du matériel. Elle les rend également visibles en achetant certaine de leurs productions grâce à son agence de presse interne, Nawa.
Les six journalistes palestiniennes permanentes de Filastinyat dans la bande de Gaza ont vu leur vie et leur travail bouleversés par la guerre d’une intensité sans pareil contre la bande de Gaza menée par Israël après les attaques du Hamas du 7 octobre.
Wafa Abdel Rahman, qui vit à Ramallah, en Cisjordanie, a répondu à nos questions.
Comment va l’équipe de Filastinyat, dont la vocation est de soutenir les femmes journalistes palestiniennes ?
La première semaine, nous l’avons passé en état de choc, tristes, terrifiées.
Cinq des six membres de l’équipe vivent à Gaza Ville. Elles ont perdu leur maison et se trouvent dans le sud, à Rafah, où vit la coordinatrice. Même si celle-ci héberge 50 membres de sa famille chez elle, le fait d’avoir un toit lui a permis de continuer à travailler beaucoup et à se déplacer.
La deuxième semaine, j’ai recommencé à travailler. Moi, je le pouvais, car je suis dans une situation confortable à Ramallah : j’ai un toit, j’ai toutes les communications, ma fille va à l’école en toute sécurité. Il était donc temps d’agir pour celles et ceux qui n’avaient même pas le loisir de penser au travail.
Comment vous êtes vous organisées pour soutenir le travail des journalistes palestiniens à Gaza après les premiers bombardements ?
Filastinyat travaille à Gaza depuis 2009, avec des journalistes, hommes et femmes, qui nous font confiance. Nous avons différents groupes WhatsApp pour ceux que nous avons formés, ceux à qui nous avons déjà apporté par le passé un soutien psychosocial. J’ai commencé à envoyer des messages aux journalistes que je connais, même à ceux que je ne connais que de nom, pour prendre de leurs nouvelles et leur demander ce dont ils avaient besoin pour travailler. Car toutes les organisations de défense des droits humains avaient déjà été bombardées et leurs équipes ne travaillaient plus. Il était important que les journalistes fassent des reportages, documentent pour que le monde sache.
Quelles sont les actions que vous avez réussi à mener dans ce chaos ?
Nous avions de l’argent pour notre conférence annuelle et nous avons décidé de l’utiliser immédiatement, tant que les fournitures ne manquaient pas. Nous avons acheté des matelas, des couvertures, des produits d’hygiène, par exemple des serviettes hygiéniques pour les femmes journalistes, ainsi que des déodorants, des désinfectants, du shampoing. La priorité a été donnée à ceux qui couvraient la situation dans les hôpitaux et qui y travaillaient jour et nuit. Nous avons équipé les journalistes des hôpitaux à Rafah et à Jabalia, nous n’avons pas pu atteindre Gaza Ville et l’hôpital Shifa.
Au bout de trois ou quatre semaines, les femmes journalistes se plaignaient de ne pas avoir d’espace privé pour elles dans les hôpitaux. Nous leur avons donc acheté une tente pour qu’elles aient un peu d’intimité. Nous avons mis des matelas dans la tente et nous avons branché l’électricité.
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Est-ce possible de continuer à être journaliste en ce moment à Gaza ?
Il y a une chose qu’il faut souligner, c’est que les journalistes sont des cibles. Plus de 60 journalistes ont été tués au cours de cette attaque. Et six d’entre eux étaient des femmes. C’est délibéré. Nous constatons que quand les Israéliens dénoncent incitent certains journalistes, le lendemain leurs maisons sont bombardées.
Parfois, les maisons ont été bombardées et les familles tuées quand le journaliste n’était pas là. Le journaliste est sauvé, mais toute la famille est morte.
Du coup, les familles ont terriblement peur d’avoir une fille ou un fils journaliste. Par exemple, l’une de nos employées s’est réfugiée dans la maison de son oncle avec sa famille. La seule condition qu’il a posée pour les accueillir est qu’elle ne travaille pas. Elle a accepté et arrêté de travailler.
Je vais vous donner un autre exemple, celui d’une photojournaliste, mère célibataire. Elle a été l’une des premières personnes à évacuer Gaza Ville vers le sud. Elle a donc loué un appartement pour ses enfants et a demandé à sa mère et à son frère de venir vivre avec eux et de s’occuper d’eux, parce qu’elle travaille de longues heures. La première condition qu’ils ont posée, c’est qu’elle ne s’approche pas de l’appartement. Ils emmènent ses enfants à l’hôpital pour qu’elle les voit.
Quel type de reportage faites-vous ?
Nous racontons des histoires. C’est ce qui manquait dans la couverture de Gaza, surtout les trois premières semaines. Tout le monde fait de l’information : quel hôpital a été touché, combien de personnes ont été tuées, etc. Nous étions peut-être le seul média à produire des reportages en provenance de Gaza. Les journalistes, surtout les femmes, envoient via WhatsApp des messages vocaux que nous transformons en vidéos. Nous les traduisons, aussi. Et nous avons appelé cela « Gaza s’exprime » (« Gaza speaks up »).
Qu’a permis la trêve pour les journalistes palestiniens?
Elle a permis une brève respiration, de faire un peu son deuil, pas complètement, et de prendre des nouvelles des autres.
Wafa Abdel Rahman, de l’organisation FilastinyatC’est tellement triste : on voit des condoléances pour des gens tués il y a un mois, mais dont les proches n’ont appris le décès qu’à l’occasion de la trêve.
Le soulagement aujourd’hui, pour moi, c’est d’avoir parlé à ma famille et à mon équipe. Tout le monde prie fort pour que ce soit la fin de cette guerre, que les attaques ne reprennent pas après cela. Ils sont très fatigués. Ils sont très… Je ne sais pas quel est le mot, vous savez.
Propos recueillis par Gwenaëlle Lenoir
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