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En Algérie, faire vivre un cinéma d’auteur

août 8th, 2022 by

Depuis 2007 à Béjaïa, les ateliers Cinéma et Mémoire, partenaire du CCFD-Terre Solidaire, forment des stagiaires à la réalisation. En aiguisant leur regard cinématographique lors de projections et en pratiquant l’écriture, le tournage, le montage et la postproduction, ils réaniment le cinéma alternatif en Algérie.

Une jeune femme regarde par la fenêtre. Un chant s’élève, qui parle d’amour blessé. Plus tard, on la retrouve avec un groupe de garçons, et il est encore question d’amour. Les mots « tabou », « contrainte », « en cachette » sont prononcés. Ces images sont extraites de Uzzu, un film documentaire de 2011 réalisé par Sonia Ahnou. Cette Algérienne est passée par l’atelier Cinéma et Mémoire qui se bat pour faire vivre un cinéma alternatif en Algérie.

À sa tête, Habiba Djahnine, réalisatrice, poétesse et militante en Algérie. Cette native de Kabylie a d’abord créé dans sa ville de Béjaïa, avant 1992- 1993 et l’éclatement de la guerre civile, un cinéclub féminin. Puis, en 1994, avec sa sœur Nabila, une des premières rencontres de films de femmes en Algérie. Il n’y aura qu’une édition : Nabila est assassinée à Tizi-Ouzou en 1995. Habiba la militante se replie.

Elle reprend son activité de passeuse du cinéma d’auteur en 2003, et crée avec d’autres un festival, les Rencontres du film documentaire de Béjaïa. Pendant la terrible décennie, les salles obscures ont fermé en Algérie, faute de spectateurs. Mais pour Habiba Djahnine, il faut à nouveau montrer des films, débattre, échanger.

Parallèlement, et dans la même logique, elle monte Béjaïa Doc, des ateliers de formation à l’image et au cinéma. Des ateliers qui existent toujours, sous le nom de Collectif Cinéma et Mémoire, et se sont déplacés dans l’oasis saharienne de Timimoune.

Dans un pays où à peine une quarantaine de salles restent ouvertes, une fois par mois, l’équipe transporte son matériel de projection dans une ville, un village ou un quartier.

Éducation à l’image et formation à la réalisation

Depuis 2008, 80 étudiants ont reçu une éducation à l’image. « Nous leur montrons des films, nous leur apprenons la grammaire de base du cinéma, les outils d’analyse, explique Habiba Djahnine. L’idée est de leur donner l’envie d’organiser à leur tour des projections. »

L’autre volet de Cinéma et Mémoire, le plus exigeant, mais aussi le plus productif, est la formation à la réalisation, dont bénéficient chaque année six à sept étudiants. C’est un cycle complet qui va de l’écriture à la postproduction en passant par le tournage et le montage. Depuis 2008, une cinquantaine de stagiaires y ont produit leur premier film.

Il y a dix ans, quand on demandait à Habiba Djahnine pourquoi elle avait monté cette structure, elle expliquait : « Nous sortions d’une guerre civile, et la jeunesse ne se retrouvait pas dans les films faits sur eux. Nous avions besoin d’images tournées par les jeunes eux-mêmes, dans une forme de réappropriation de l’image de soi. » « Les choses sont un peu différentes, dit-elle aujourd’hui. Car, depuis, beaucoup d’ateliers ont été mis en place et les réseaux sociaux ont permis un changement du rapport à l’image. Mais la nécessité de réaliser ses propres films reste entière. Et il n’y a toujours pas d’école de cinéma en Algérie. »

Une promotion entièrement féminine

Dans un pays gouverné par des hommes au pouvoir depuis l’indépendance, plus de la moitié de la population a moins de trente ans. Les jeunes ont un besoin pressant de réflexion sur leur quotidien, et une envie de le montrer, dans sa simplicité et sa complexité. Le cinéma conçu, pratiqué et enseigné par Habiba Djahnine sert à cela : « Nous insistons beaucoup sur l’écriture. Ce sont tous des films d’auteur, dans lesquels ils assument le “ je ”, leur subjectivité, reprend la documentariste. C’est le premier critère pris en compte lors de la sélection des stagiaires. En outre, les films sont très divers, et nous recherchons cette hétérogénéité. » Juste avant l’arrêt de toute activité à cause du Covid, pour la première fois, une promotion a été entièrement féminine : « C’était une demande des féministes, raconte Habiba Djahnine. Elles avaient besoin de la non-mixité pour aborder certaines questions. Mais j’ai fait en sorte d’avoir des stagiaires de différents horizons », pour que la jeunesse algérienne dans toute sa diversité s’exprime dans les documentaires.

Le catalogue de Cinéma et Mémoire en fait foi. Ici, dans Nnuba, il est question d’une entraide féminine vieille comme le métier de bergère, et des vies, des chants, des pensées de ces vieilles femmes qui, à tour de rôle, vont faire paître le bétail du village. Là, dans Demain sera un autre jour, de l’enfant qui commence à peine à marcher et de son éveil sous l’œil de ses parents qui se transforme en déambulation poétique entre Alger la citadine et la campagne familiale.

El Berrani, lui, est un hymne aux bannis de la société, qui la nourrissent pourtant de leur rap et de leur peinture. La jeunesse, ici, vit entre désarroi, désespoir et énergie créatrice. Le film s’ouvre sur des images de supporters de football en liesse, mais très vite l’enthousiasme collectif vire à l’amertume : « le pays gagne contre la Zambie 2-1 et le prix du sucre augmente de 80 DA », lance un des personnages.

Pour les autorités, la culture doit rester au musée

« Le travail de Cinéma et Mémoire est formidable, car il y a peu d’initiatives dans ce domaine et surtout ce n’est pas encouragé par les autorités, commente Rémi Yacine, un réalisateur documentariste algérien. Pour elles, la culture doit rester au musée. Elles ne veulent pas que les jeunes s’approprient le présent, car ils finiront par remettre en cause le pouvoir lui-même. »

C’est exactement ce qui s’est passé avec le Hirak. Ce mouvement social populaire qui a commencé en février 2019 par le refus d’un cinquième mandat du président Bouteflika et s’est poursuivi en réclamant la fin du régime militaire autoritaire en place depuis l’indépendance. Le mouvement s’est arrêté, en mars 2020, en raison de la pandémie, mais aussi d’une répression féroce.

Rémi Yacine a produit un film réalisé pendant cette période, Vendredi est une fête, en référence aux mobilisations organisées chaque vendredi. « Il fallait tourner, témoigner de cet espoir fou, de cette dynamique, assure-t-il. Il faut continuer à faire des documentaires, en hommage à ceux qui sont sortis, ont pris des risques et sont réprimés aujourd’hui. » Pour Habiba Djahnine : « Il est trop tôt pour dire si le Hirak va changer quelque chose dans le rapport à l’image. Nous avons des pistes de réflexion, mais il faut du temps. Pendant le Hirak, tout le monde filmait. Ça veut dire quelque chose de l’engouement, mais nous ne travaillons pas dans l’immédiateté. »

Le travail de l’association s’apparente en effet à une course de fond. Car il ne s’agit pas que de produire, mais aussi de montrer. Dans un pays où à peine une quarantaine de salles restent ouvertes. Une fois par mois, l’équipe transporte son matériel de projection dans une ville, un village ou un quartier. Elle s’installe dans les locaux disponibles : maison de quartier, maison de la culture ou domicile privé. Ce qui demande une énergie sans faille. Mais le jeu en vaut la chandelle : « Le public est très friand des films algériens, affirme Habiba Djahnine. Il est très mélangé, avec des enseignants, des syndicalistes, le boulanger du quartier, les jeunes du coin. Et les débats sont passionnants. » En Algérie, le cinéma alternatif a trouvé ses spectateurs.

Gwenaëlle Lenoir

Crise alimentaire – le monde arabe au piège des marchés mondiaux

juillet 1st, 2022 by

Plusieurs États du Maghreb et du Moyen-Orient sont devenus extrêmement dépendants des importations de céréales, mais aussi des exportations de produits maraîchers. Sous l’impact du dérèglement climatique, qui affecte les ressources en eau, et de la guerre en Ukraine, ils s’exposent à des crises alimentaires de grande ampleur, faute de politiques agricoles protectrices, analyse Roland Riachi, géographe, économiste rattaché au Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (Ladyss).

Échos du monde : Dérèglement climatique, guerre en Ukraine…, la menace de crise alimentaire s’accentue dans les pays arabes. Comment s’explique la vulnérabilité de ces pays ?

Roland Riachi : Dans le monde arabe, les questions alimentaires sont indissociables de la politique, c’est historique. Je distingue trois grandes phases qui, depuis le XIXe siècle, ont profondément bouleversé les systèmes agricoles de ces pays.

Tout d’abord, l’impérialisme et la colonisation marquent l’invention de la propriété privée foncière. Et déjà, des monocultures industrielles d’exportation s’y déploient. En Égypte, les réformes ottomanes1 installent de grands propriétaires qui cultivent du coton, suppléant aux exportations venant des États-Unis, alors en proie à la guerre civile. En Palestine, au Liban et en Syrie, la culture du ver à soie décolle à l’international, alors que la région de Lyon subit la révolte des canuts, [ouvriers tisserants dénonçant leurs conditions de travail]. À partir du milieu du XIXe siècle, ces pays commencent à s’intégrer au marché mondial.

Autre mutation de cette phase, l’introduction du modèle de la concession d’exploitation au privé. La monoculture du tabac s’installe en Turquie grâce à des monopoles concédés à des opérateurs européens.

Dans la région d’El Haouerb (Tunisie) dans ce village isolé,  les femmes après leur journée de travail au champ font 5à 10  km pour aller puiser l’eau à la source. Photo Augustin Le Galle

La petite paysannerie se trouve donc déjà reléguée, lors de cette mondialisation naissante ?

Égypte, Liban, Tunisie, Maroc… Aujourd’hui, plus de la moitié de leur population rurale dispose de moins d’un hectare, exploitant environ 20 % de la surface agricole des pays, dont le quart est accaparé par 1 % des plus grands propriétaires !

Avec la décolonisation, on assiste cependant à un rééquilibrage partiel. Les indépendances et le mouvement du panarabisme2 glorifient le paysan.

Des réformes agraires leur distribuent des terres, les politiques agricoles reviennent aux cultures de subsistance. Néanmoins, cette volonté est littéralement écrasée par un puissant engouement technologique. Les mégaprojets industriels captent la majeure partie des ressources. On construit des barrages et des canaux d’irrigation au profit, là encore, des grands propriétaires et de leurs monocultures. Dans les années 1960 et 1970, l’Arabie saoudite produit du blé en plein désert. De cette époque datent les premiers basculements écologiques majeurs avec une surexploitation croissante de l’eau. On pompe à tout-va dans les nappes phréatiques non renouvelables. Aussi, le retour à des productions vivrières sera masqué par l’essor de nouvelles cultures de rente exportées – surtout des légumes et des fruits.

De fait, à partir des années 1980 et 1990, c’est une double dépendance qui pèse sur ces pays : avec la dépendance aux importations, et le poids croissant des exportations agricoles dans les balances commerciales.

La Jordanie produit huit fois plus de tomates qu’elle n’en consomme, une production exportée par le Maroc à 80 % vers l’Europe. L’Égypte est devenue un des plus importants exportateurs de mangues au monde…

Plus de la moitié de la population rurale de l’Égypte, du Liban, de la Tunisie, du Maroc, dispose de moins d’un hectare, exploitant environ 20% de la surface agricole des pays, alors que le quart est accaparé par 1% des plus grands propriétaires !

L’aridité n’est donc pas une contrainte ?

Les produits maraîchers exigent beaucoup d’eau, ce qui signifie que les ressources existent, contrairement aux idées reçues : il y a le Nil, le Jourdain, les oasis tunisiennes, les sources du Haut Atlas… Mais cette eau est surexploitée. D’autant que l’accès aux technologies s’est démocratisé : un exploitant de taille moyenne, avec 5 000 dollars, peut aller puiser l’eau à dix mètres de profondeur. Mais ceux qui en profitent, surtout, ce sont les grands propriétaires et les Européens, qui consomment à bas prix.

D’autant plus que la libéralisation des marchés a fortement dynamisé les exportations…

C’est la troisième phase, actuelle : le marché domine toutes les politiques publiques, particulièrement agricoles et alimentaires, dans les pays arabes.

Dans les années 1980-1990, les plans d’ajustement structurel, poussés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont conduit, en échange de prêts, les gouvernements à abandonner les subventions aux productions paysannes – au nom d’un libre commerce non faussé par la concurrence déloyale. Pour miser encore plus sur l’exportation de produits dotés d’« avantages comparatifs » – soleil, terres agricoles, eau –, c’est-à-dire les légumes et les fruits. Un indicateur permet de mesurer ce délaissement de la paysannerie : dans de nombreux pays de la région, le taux de pauvreté y est trois à quatre fois supérieur à la moyenne nationale.

Et comme les États se sont endettés auprès des investisseurs étrangers pour financer les grands équipements agricoles, ils cherchent à attirer des devises pour améliorer leur balance commerciale. C’est le double tranchant du capitalisme libéral. Au Soudan et en Égypte, l’accaparement des terres par des opérateurs étrangers va bon train. D’énormes reconfigurations sont à l’œuvre, et pas seulement « Sud-Nord ». En Égypte, le projet Toshka d’irrigation de plusieurs milliers d’hectares se développe au profit des Émirats arabes – céréales, fruits, légumes… Le pays produit du fourrage pour les usines à bétail d’Arabie saoudite et du Koweït. Une partie de ces ovins, caprins, volailles, est ensuite exportée… vers l’Égypte.

Au Liban, en 2011, la subvention à la culture de blé local est abandonnée, au nom de la rentabilité, pour basculer sur les importations de blé d’Ukraine. La surface agricole consacrée au blé est tombée de 50 % à 20 %.

Avec la guerre en Ukraine, plusieurs pays arabes, dépendant fortement des céréales ukrainiennes et russes, se retrouvent pris au piège…

Les marchés mondiaux ont été salués par leurs promoteurs comme pourvoyeurs de sécurité alimentaire : le Qatar, par exemple, ne produit pas d’aliments, et importe tout grâce à ses devises. Mais face à la guerre en Ukraine, les dollars ne sont d’aucune utilité si l’on ne trouve plus d’huile de colza et de tournesol sur le marché !

Le cas du Liban est exemplaire, un concentré de la situation de plusieurs pays arabes. En 2011, la subvention à la culture de blé local y a été abandonnée, au nom de la rentabilité, pour basculer sur le soutien aux importations de blé d’Ukraine – dont l’agriculture est devenue très compétitive au cours de la dernière décennie. La surface agricole consacrée au blé est tombée de 50 % à 20 %. Conséquence des aléas du marché, le Liban remet partiellement ses friches en culture, aujourd’hui : la sécurité alimentaire basée sur les marchés mondiaux est purement conjoncturelle, alors que la souveraineté alimentaire des populations – du ressort de politiques publiques – est structurelle.

Égypte : le spectre de la crise alimentaire

50%

de la ration énergétique de la population provient du pain. Contre 30% il y a quelques décennies.

85%

du blé importé vient de la Russie et de l’Ukraine

La crise alimentaire qui se profile est-elle comparable à celle de la fin des années 2010 ?

Elle pourrait être considérable. La FAO calcule que l’inflation est déjà plus importante que lors des cracks pétroliers des années 1970. En Égypte, 50 % de la ration énergétique, en population moyenne, provient du pain. C’était 30 % il y a quelques décennies. L’un des effets pervers du libéralisme économique, c’est l’aide alimentaire : huit des dix pays africains qui en ont profité pendant la guerre froide sont aujourd’hui dépendants des importations de blé états-unien à haut indice glycémique. Les populations y ont été habituées, le marché local le réclame.

Par ailleurs, la crise ne se limitera pas aux tensions sur les céréales. L’Égypte et d’autres pays dépendent d’une gamme d’importations ukrainiennes et russes – huile de tournesol, fioul, engrais azotés, matériaux de construction, etc.

L’impact ne sera pas qu’alimentaire, mais aussi agricole et, plus globalement, économique.

Le monde arabe est régulièrement le siège d’émeutes du pain, conséquence d’un envol du prix du blé ou d’une baisse des subventions… Faut-il redouter une montée de l’agitation dans les prochains mois ?

On peut le craindre. Car les populations de plusieurs de ces pays sont sous l’influence de trois multiplicateurs de crises sociales : l’autoritarisme gouvernemental, le néolibéralisme et le dérèglement climatique, qui a un fort impact sur les ressources hydriques.

Propos recueillis par Patrick Piro

(1) De janvier 1517- après une cuisante défaite d’Al-Rādaniyya – l’Égypte devient une province de l’Empire ottoman jusqu’en 1798.

(2) Mouvement politico-culturel qui défend l’identité arabe

En Roumanie, Roma Just défend les droits des Roms

juin 22nd, 2022 by

De l’accompagnement des Roms fuyant la guerre en Ukraine au combat pour leur meilleure intégration en Roumanie, l’association Roma Just, partenaire du CCFD-Terre Solidaire, a fait de la lutte contre les discriminations son combat quotidien. Une mission qui doit beaucoup au parcours de son président, Eugen Ghita.

En ce 21 avril, le calme règne à Sighetu Marmatiei, le troisième poste-frontière entre l’Ukraine et la Roumanie. Seules quelques personnes, le plus souvent à vélo, traversent le pont qui relie les deux pays pour travailler ou se ravitailler. Un va-et-vient observé par Radu Sodontoi, avocat. Sa mission ? Veiller à ce que les droits de tous les réfugiés soient respectés, et en particulier ceux des Roms fuyant la guerre. « Lorsque celle-ci a commencé, la situation était assez confuse et il y avait un réel besoin d’accompagnement, explique-t-il. Des Roms installés depuis bien longtemps en Ukraine ont, par exemple, été obligés de faire deux fois la queue à la frontière, car bien souvent ils ne possédaient pas de papiers d’identité. Dans un premier temps, certains étaient écartés avant de se voir proposer un hébergement d’urgence. » L’obtention d’un gîte reposant sur le bon vouloir des particuliers venus offrir aux nouveaux arrivés un lit pour la nuit, les Roms n’étaient pas toujours les premiers bénéficiaires.

Depuis début avril, avec le tarissement du flux de réfugiés, les cas problématiques sont en forte diminution. Ce qui n’empêche pas Radu d’être attentif. « À présent, ce sont les Ukrainiens qui vérifient l’identité de tous ceux qui souhaitent partir. Certains, qui n’entrent pas dans les bonnes cases, tentent de franchir la frontière illégalement, et hier un homme et son enfant se sont noyés dans le fleuve. »

Sur place ou à son bureau, toujours prêt à sauter dans sa voiture au moindre signalement, l’avocat fait partie des experts bénévoles mobilisés par Roma Just depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, pour faire respecter les droits de tous les réfugiés. Impliquer l’association Roma Just, créée il y a six ans pour lutter contre les discriminations subies par ces populations, était une évidence pour son fondateur et président, Eugen Ghita. « Jusqu’à présent, nous ne nous étions jamais occupés des réfugiés. Mais nous avons été contactés par une association moldave qui nous a alertés sur des problèmes entre nos deux frontières et nous a demandé notre aide. Nous nous sommes immédiatement mobilisés en renforçant le réseau d’avocats bénévoles qui travaillent à nos côtés. Nous avons aussi structuré nos antennes, situées près des postes-frontières, pour porter assistance aux Roms, mais également à tous ceux qui pourraient être victimes de discriminations », met-il en avant.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Roma Just a été sollicitée par une association moldave. Car l’ONG roumaine a su au cours des ans cultiver son image de redresseur de torts. La liste des combats engagés depuis sa création n’a cessé de s’allonger en raison des premiers résultats engrangés grâce à son opiniâtreté.

Autre dossier prioritaire : Faire sauter le plafond de verre auquel se heurtent les étudiants roms.

Dernier exemple en date : depuis plusieurs années, elle soutient 80 Roms expulsés de maisons abandonnées qu’ils occupaient sans droits ni titre à Eforie, une petite ville à une quinzaine de kilomètres de Constanța. « Ces maisons ont été rasées sans aucune justification, et les familles ont été transférées dans des conteneurs situés sur un terrain insalubre, loin du centre-ville. C’est un lieu difficile d’accès, et cela empêche les adultes de travailler et les enfants d’aller à l’école », mentionne Eugen Ghita. S’appuyant sur le droit roumain qui oblige les collectivités à reloger les personnes installées depuis dix ans dans des lieux qui ne font pas l’objet de litiges avec des propriétaires, l’avocat a gagné une première manche : l’enquête préliminaire n’a pas conduit à un non-lieu, et les poursuites engagées par la collectivité, mettant en demeure les familles de régler les factures d’électricité non acquittées, sont suspendues jusqu’au jugement. « Ce procès va être suivi de près, car la possibilité d’obtenir un logement viable est une des conditions de l’intégration des Roms », ajoute-t-il.

Résorber la fracture scolaire.

C’est d’ailleurs dans cette perspective que le président de Roma Just a pris la tête d’un autre combat qui lui tient tout autant à cœur : la résorption de la facture scolaire entre les jeunes Roumains et les enfants roms. Première pierre à l’édifice : la création d’écoles de la deuxième chance destinées à aider les élèves décrocheurs à raccrocher les wagons, grâce à des cours de rattrapage les vendredis et samedis, ou pendant les vacances. Autre dossier prioritaire pour l’association : faire sauter le plafond de verre auquel se heurtent les jeunes diplômés roms de l’enseignement supérieur. « Le gouvernement roumain réserve des places sur les bancs de la fac aux minorités, mais elles sont limitées. Surtout, cela ne permet pas de combler les lacunes ni de lutter contre les stéréotypes et les préjugés, affirme Eugen Ghita. C’est notamment ce qui se passe pour devenir avocat : le taux de réussite des étudiants roms au barreau n’est que de 6 %, contre 35 % pour le reste de la population. » Pour renverser la tendance, une préparation en ligne d’une durée de deux ans vient d’être mise en place et pourrait être étendue prochainement aux étudiants qui souhaitent devenir magistrats. De quoi soutenir une justice plus ouverte aux minorités, espère le responsable.

Laurence Estival

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En Roumanie, soutenir les réfugiés Ukrainiens

juin 20th, 2022 by

En Roumanie, le JRS (Service jésuite des réfugiés) multiplie les initiatives, de l’accueil d’urgence à l’aide à l’insertion pour les réfugiés ukrainiens.

Regarder le diaporama sonore autour de ce projet d’aide aux réfugiés ukrainiens en Roumanie

En ce dimanche de Pâques orthodoxe, le siège du JRS Roumanie à Bucarest ressemble à une fourmilière… Plus de 120 personnes – locaux et réfugiées ukrainiennes – se sont retrouvées pour participer à la célébration et partager un repas. Si l’ambiance n’était pas vraiment à la fête, compte tenu de la situation, l’événement avait bien plus qu’une portée symbolique…

Ayant participé à la préparation de ce déjeuner placé sous le signe de la fraternité, Veronika, réfugiée ukrainienne, confirme : « Nous retrouver tous ensemble pour cuisiner est un moyen de nous rapprocher et d’être encore plus soudées contre cette guerre qui a fait basculer nos vies. C’est aussi une façon de remercier tous ces bénévoles roumains qui nous accompagnent au quotidien. »

Le samedi, une dizaine de femmes ukrainiennes ont mis la main à la pâte en essayant de penser à ce qu’elles étaient en train de faire, plutôt qu’à tout ce qu’elles avaient laissé derrière elles…

Un centaine de réfugiés aidés chaque jour

Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, plus d’une centaine de réfugiées bénéficient chaque jour de l’aide du réseau : accueil d’urgence, ouverture d’une permanence avec distribution de produits de première nécessité, soutien psychologique avec des professionnels, cours pour les enfants encadrés par des enseignants ukrainiens, eux-mêmes réfugiés et embauchés par le JRS, conseils juridiques, accompagnement par des traducteurs salariés du réseau…

« Dans les premiers jours, c’était le chaos », raconte Bianca Albu, responsable de cet accueil hors norme qui a vu déferler sur le pays des milliers de personnes en quête d’une protection.

De l’urgence à l’intégration

C’est en effet dans ce bâtiment, à quelques encablures du centre-ville que convergent tous ceux qui ont besoin d’un accompagnement particulier. Nombre de réfugiées contactent le réseau en amont, car elles ont trouvé ses coordonnées en faisant quelques recherches.

D’autres sont directement orientées par des étudiants bénévoles, encadrés par le JRS à la frontière. « Quand les familles arrivent, nous les logeons dans un hôtel avec 48 chambres que nous louons ou dans un centre d’hébergement d’urgence que nous gérons avant de leur trouver une place chez des personnes de confiance pour celles qui envisagent de prolonger leur séjour, poursuit Bianca. Nous avons eu de nombreuses propositions, mais nous sommes très vigilants pour éviter tous les risques de trafic humain. » Le silence qui s’ensuit en dit long sur les témoignages qu’elle a pu recueillir…

Des activités sont organisées tous les jours pour accompagner les enfants dans la poursuite de leur apprentissage, transmettre des rudiments de roumain aux adultes qui projettent de travailler, mais aussi pour apporter un soutien psychologique ou une aide afin de répondre aux besoins de personnes fragilisées.

Une permanence quotidienne est ouverte au siège du JRS pour régler toutes sortes de problèmes. Comme ce samedi après-midi, quand, après deux heures de train, une mère de famille venue de Constanța a frappé à la porte pour demander du lait pour son fil en bas âge. « Les réfugiés étant de plus en plus nombreux à rester à proximité de la frontière, nous avons ouvert six antennes et deux centres régionaux. Mais certains d’entre eux, comme celui dans ce port de la mer Noire, n’ont pas toujours de quoi répondre aux attentes », regrette Bianca, qui espère pouvoir bientôt sortir de cette situation pour préparer l’intégration de ces réfugiés. Car la guerre risque de durer encore plusieurs mois…

Laurence Estival

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Editorial : inlassablement, construire la paix

juin 19th, 2022 by

« Un sourire perdu. Les larmes qui coulent. Les âmes qui quittent ces terres. Guerre. Destruction. Mort. Injustice. Viol et esclavage. J’éparpille ces mots comme la guerre a éparpillé nos vies… » Comme le scande tragiquement Mubarak, poète soudanais, la guerre ne provoque pas seulement des massacres et des destructions, entraînant horreur et désespoir. Elle engendre aussi systématiquement des exactions parce que l’état de droit est bafoué, parce que l’on assiste à des violations massives des droits humains qui entraînent assassinats, disparitions forcées, viols, trafic d’êtres humains, réfugiés et déplacés internes en masse…

Que faire quand, comme dans l’offensive russe contre l’Ukraine, on passe progressivement d’une situation d’urgence à celle d’un conflit qui s’installe dans la durée, quand il faut en particulier évoluer de l’accueil à une aide à l’insertion, puis à une véritable intégration ? C’est que vivent actuellement un de nos alliés le JRS Roumanie et un partenaire Roma Just (p. 9), dans un contexte que Catherine Wihtol de Wenden appelle « une transformation historique du paysage migratoire mondial et européen ». En effet, comment ne pas réjouir que le conflit russo-ukrainien a suscité un « déploiement d’hospitalité et de solidarité tout à fait inimaginable pour les autres crises migratoires » (p. 34). Mais comment ne pas être interpellé par la condition de toutes celles et de tous ceux qui, arrivant du Proche et du Moyen-Orient, d’Afrique ou encore d’Asie, sont rejetés aux portes de l’Europe ou voués à une situation illégale dans nos pays européens.

Heureusement, de nombreux partenaires du CCFD-Terre Solidaire nous partagent des perles d’espérance, tissant ainsi un collier de fraternité à travers le monde. Ils nous montrent qu’il est malgré tout possible de construire et reconstruire les liens entre communautés dans les pays d’accueil des personnes en migration ; tout comme dans des pays brisés par des décennies de guerres, d’invasion, de violences politiques, ethniques et religieuses, et constamment secoués par les soubresauts qui en découlent. En particulier, l’art sous toutes ses formes – écriture, poésie, théâtre, bande dessinée, slam, musique, danse, cinéma – se révèle être un formidable instrument de mémoire, de vérité, de réconciliation, de paix, d’émancipation et de résistance, notamment pour les personnes exilées en France (p. 19), les femmes victimes de violences en Haïti (p. 24) et les jeunes en Irak (p. 26).

Dans sa déclaration du 27 mars 2022, le mouvement Pax Christi France réuni en assemblée générale affirmait que : « La paix repose sur l’affirmation de la “ primauté du droit ” sur les rapports de force. La crise actuelle et les prétextes qui la sous-tendent rappellent la nécessité de défendre la vérité. Elle engage les chrétiens à porter par leurs actions le souffle de l’Évangile. » Alors, comme nous y invite le pape François, « … ne nous habituons pas à la guerre, engageons-nous tous à demander la paix », à promouvoir une culture de paix, pour éduquer à la paix et aider à son rétablissement au cœur de l’Europe et dans tous les pays secoués par des conflits.

Sylvie Bukhari-de Pontual, Présidente du CCFD-Terre Solidaire

En Isère, des collégiens invités à mesurer leur bien-être

mai 3rd, 2022 by

Un collège d’Isère crée son propre indicateur pour le « mieux-vivre » des élèves. Accompagnés par des bénévoles du CCFD-Terre Solidaire, les collégiens étaient invités à mesurer leur bien-être afin d’imaginer des indicateurs de mesure de la richesse alternatifs au PIB.

Céline Bernigaud, salariée du CCFD-Terre Solidaire, basée à Grenoble, n’en est pas à sa première animation scolaire : « Vous allez choisir une photo qui représente une chose importante pour vous et qui vous rend heureux. » La technique du photo-langage, qui consiste à s’inspirer d’une image pour s’exprimer, fonc­tionne instantanément. Ce matin-là, dès 9 heures, 25 élèves de cinquième du collège Fernand Bouvier à Saint-Jean-de-Bournay (Nord-Isère) se lèvent et circulent entre les tables de classe où sont disposées des photos sur des sujets très variés.

« Qui veut nous parler de son choix ? » demande Céline. Des bras s’élancent vers le plafond. « Sur ma photo, on voit des mains qui se joignent, décrit Thaïs, ça montre qu’il faut avoir confiance dans les personnes qui nous entourent. » « C’est quelque chose d’important pour toi, pour te sentir bien ? » interroge Céline. « Oui, bien sûr, c’est le sentiment de sécurité, c’est important », répond la jeune fille. Justin brandit sa photo : un immense drapeau composé de drapeaux du monde entier.

« Il faut être tous solidaires entre pays, pour partager les connaissances, sinon c’est la guerre, lâche le collégien. Il faut plus d’égalité entre les peuples ! » Lucie, facétieuse, décrit une photo de bonbons colorés et de toutes les tailles : « On est tous égaux entre bonbons ! Je suis gourmande, j’avoue, mais cette photo montre aussi qu’on peut tous vivre ensemble, quelles que soient nos différences. »

Pendant que les langues se délient, Pierre inscrit des mots sur le grand tableau blanc : « s’aimer », « solidarité », « confiance », « lutter contre le racisme », « lien social », « famille », « paix », « santé », « nature », « faire ses propres choix de vie ». Le septuagénaire, fort de dix années de bénévolat au CCFD-Terre Solidaire, a lui aussi l’habitude d’animer ce genre d’interventions scolaires. « C’est tellement différent du format de conférence ; avec les jeunes, les échanges sont vraiment vivants ! » témoigne-t-il. Il est persuadé de l’importance de les sensibiliser à d’autres façons de vivre qu’en accumulant des biens.

« Notre société est trop dans le jugement. On abîme les gens par des systèmes agressifs et évaluatifs. Donner un espace d’expression à nos élèves pour qu’ils s’interrogent sur la notion de bien-être est nécessaire ! »

Emmanuelle Broutier, professeure de français

Sensibiliser à d’autres outils de mesure de la richesse

L’exercice permet de tendre doucement vers le cœur du sujet : penser autrement la mesure de la richesse d’un pays à travers des indicateurs alternatifs. « Après la guerre, pour mesurer ce qu’ils produisaient, les pays ont mis en place un indicateur, le produit intérieur brut, le PIB, qui mesure tout ce que les gens produisent dans les usines, les magasins, les champs, etc. », explique Pierre. IDH(1) , PIB, indice de Gini(1) sont au programme de géographie de 5e , axé sur les inégalités. « On compare le PIB entre la France, l’Allemagne, l’Italie pour savoir qui est le plus riche, continue le bénévole. Mais on ne se demande pas si les populations ont une bonne éducation ou une bonne santé. Or, on pourrait penser à d’autres indicateurs pour mesurer la richesse d’un pays. » Beaucoup de jeunes acquiescent. « Vous l’avez tous dit, on a besoin d’autres choses pour vivre en société ! » abonde Céline.

En retrait depuis le début de la séance, ravie de l’engouement et des prises de parole de ses élèves, la professeure de français lève la main à son tour pour partager sa photo d’une colombe. « Pour moi, elle symbolise la liberté. Parce que nous avons tous le choix de définir notre vie. Cela nous permet de ne pas être enfermés, d’être libres et de casser ce qui nous empêche d’avancer, grâce à la volonté. Surtout vous, qui êtes dans les études, soyez des colombes ! » Émus, les élèves applaudissent. Si elle ne connaissait pas le CCFD-Terre Solidaire avant ce jour, Emmanuelle Broutier se sent concernée par la problématique des indicateurs. Selon elle, ils devraient prendre en compte l’individu dans sa complexité : « Je trouve que notre société est trop dans le jugement. On abîme les gens par des systèmes agressifs et évaluatifs. Donner un espace d’expression à nos élèves pour qu’ils s’interrogent sur la notion de bien-être est nécessaire ! »

Sensibiliser les enfants et les adolescents à l’Éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale (ECSI) est l’une des missions du CCFD-Terre Solidaire, surtout portée par ses bénévoles. Ce jour-là, ils sont douze, venus des quatre coins du département isérois, à intervenir tout au long de la matinée dans les huit classes de cinquième. « En tant que salariée, j’accompagne les bénévoles pour qu’ils s’approprient nos différents outils pédagogiques », détaille Céline Bernigaud, chargée d’animer le large réseau de bénévoles à l’échelle de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

En 2012, le « Réseau richesses » est créé par le CCFD-Terre Solidaire au niveau régional dans le but de s’interroger sur les outils de mesure économiques qui « ne prennent pas en compte ce qui compte ». Trois ans plus tard, un voyage au Bhoutan permet d’étudier au plus près le BNB, le bonheur national brut. En découle, en juin 2018 à Grenoble, le premier Forum international pour le bien-vivre, trois jours d’échanges pour penser d’autres modèles de développement, où sont conviés des partenaires internationaux du CCFD-Terre Solidaire.

Depuis, l’élan sur ces questions perdure. L’objectif est d’envergure : créer un indicateur de bien-être pour les 800 élèves du collège. Ce « grand projet de l’année », comme elle aime le qualifier, est porté par la proviseure Sylvie Meary Chabrey. En 2018, alors CPE en lycée, elle a été sensibilisée aux indicateurs de richesse alternatifs par sa fille, Pauline, investie sur le Forum International pour le bien-vivre et présente à l’intervention ce jour-là (voir portrait à la fin de l’article).

Le répit de la récréation est de courte durée pour les bénévoles qui enchaînent, en deuxième partie de matinée, avec quatre nouvelles classes. Dans la salle d’à côté, malgré son habitude et sa parfaite maîtrise du sujet, Pauline est un peu stressée.

© Clémentine Méténier.

Une fleur pour mesurer le bien-être dans le collège

Après l’exercice du photo-langage, une grande fleur colorée est projetée au tableau. « Voici la fleur du Bhoutan, indique Pauline. Ce pays d’Asie a mis en place un indicateur pour mesurer le bien-être de sa population. Une large consultation a été menée partout dans le pays pour récolter les besoins des habitants dans leur quotidien. En sont ressortis des critères, représentés par des pétales de fleurs, pour évaluer leur bien-être, chaque année. » Niveau de vie, éducation, santé, vitalité de la communauté, bien-être psychologique, diversité écologique, bonne gouvernance, utilisation du temps, diversité culturelle sont les critères du bonheur national brut.

« Vous allez réaliser votre propre fleur, explique Pauline. Imaginez que vous êtes un pays et qu’il faut mesurer le bien-être des habitants. » Ravis de pouvoir dessiner et de discuter librement en groupe, les jeunes ne se font pas prier. « Soyez tranquilles, vous n’êtes pas évalués, c’est à vous de noter sur une échelle de 1 à 10 ce qui est le plus important pour vous », tient à rappeler Pauline.

« Confiance », « Famille », « Respect », les mots fusent. La jeune femme se détend : « Cette animation, créée en 2018 pour le Forum, peut-être déclinée devant des publics très différents. On part de la personne, de son environnement proche et puis on élargit à un petit groupe, au collège, au monde ! La finalité reste la même : trouver des leviers d’amélioration pour notre vie en société. »

Le processus de concertation et de dialogue est au cœur de l’intervention. Il en ressort des fleurs uniques, porteuses d’espoir. La santé, la liberté, l’amour sont notés 10/10 la plupart du temps ; viennent ensuite la famille, les amis, les loisirs, le shopping, le plaisir de manger…

À la fin de l’atelier, Pauline annonce que le projet va se poursuivre à l’échelle de l’établissement : « Vous allez créer un indicateur de bien-être dans une fleur commune à toutes vos classes. Sur une application numérique, vous donnerez une note aux critères que vous avez établis. Par exemple, votre avis sur les jeux dans la cour, la qualité des repas à la cantine, l’ambiance entre élèves. Cela permettra d’améliorer vos conditions de vie au collège. » La suite sera inventée par les huit professeurs volontaires, dans une approche transversale de leurs disciplines. « L’idée est que nos élèves construisent un questionnaire de bonheur pour le diffuser dans tout l’établissement », détaille la professeure de français.

Le 1er mars, ces professeurs ainsi que le personnel de l’établissement : CPE, infirmières, AVS(3), bénéficieront de la formation donnée aux élèves : photolangage et échanges autour du bien-être au collège. Céline Bernigaud présentera, avec un professeur de lycée impliqué sur ces enjeux dans son établissement, une méthodologie pour construire les futurs indicateurs au collège.

À la fin de la matinée, en observatrice attentive, Jehanne, bénévole de l’association depuis de longues années, ressort partante pour animer des interventions sur ce sujet à son tour : « Ce sont eux l’avenir, c’est notre rôle de leur transmettre d’autres expériences. L’école et la famille ne suffisent pas ! On plante une petite graine ! » Pour faire grandir la grande fleur du bonheur…

Clémentine Méténier

(1) IDH : Indicateur de développement humain conçu par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) qui prend en compte l’espérance de vie, l’accès à l’éducation et le PIB par habitant en parité du pouvoir d’achat.
L’indice de Gini : indicateur d’inégalités de salaires varie en 0 et 1. Il est égal à 0 dans une situation d’égalité parfaite où tous les salaires, les revenus, les niveaux de vie seraient égaux.

(2) AVS : Auxiliaire de vie scolaire

En lien :

Au Chili, l’Assemblée constituante, une révolution démocratique !

avril 15th, 2022 by

Historien et directeur de l’ONG Éducation et Communication (ECO), partenaire du CCFD-Terre Solidaire, Mario Garcés estime que l’Assemblée constituante révèle le visage actuel d’une société chilienne en quête de démocratie.

Les 15 et 16 mai 2021 resteront des dates historiques pour le Chili. Ces jours-là, quel­que 15 millions d’électeurs ont désigné, parmi 1 300 candidats, les 155 membres de l’Assemblée constituante, chargés de rédiger une nouvelle Constitution. L’Assemblée est composée pour sa majorité d’élus indépendants, qui n’ont pour la plupart jamais milité au sein de partis politiques.

Fruit d’un mouvement social initié en octobre 2019, cette élection permettra d’en finir avec la Constitution actuelle, écrite durant la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Le nouveau texte doit répondre à des thèmes cen­traux de la société chilienne comme la santé, l’éducation, les retraites ou encore l’environnement.

Ses différents articles devront être acceptés à la majorité des deux tiers des élus avant d’être soumis au vote obligatoire de la population en septembre prochain. Toutefois alors que le président de gauche Gabriel Boric a pris ses fonctions en mars 2022, notre partenaire estime « que si le contenu de l’Assemblée constituante prend forme, les résistances seront nombreuses de la part des pouvoirs économiques et de certains médias »1.

«  L’élection de l’Assemblée constituante a révélé le visage actuel de la société chilienne. Cette consultation populaire a contribué au renforcement des mouvements sociaux féministes, environnementalistes et indigènes. »

Échos du monde : D’où vient l’Assemblée constituante ?

Mario Garcés : L’Assemblée constituante a surgi après une série de protestations sociales, à partir du 18 octobre 2019, baptisées Estallido Social (explosion sociale). Mais la société chilienne souhaitait depuis longtemps le remplacement de l’actuelle Constitution, approuvée en pleine dictature d’Augusto Pinochet et qui consacrait le modèle néolibéral du pays.

Ces protestations ont considérablement ébranlé Sebastián Piñera, l’ancien président de la République, et les parlementaires. Elles ont surtout signifié le rejet de la classe politique dans son ensemble.

La grève générale du 13 au 15 novembre 2019 a-t-elle accéléré le processus de création d’une Assemblée constituante ?

Oui, car après cette grève, un accord pour la paix et pour une nouvelle Constitution a été signé. La classe politique a cherché à avoir le contrôle sur la future Assemblée constituante, notamment à travers le mode d’élection des prochains membres. Elle a aussi tenté d’empêcher la dénonciation les accords internationaux, en particulier les accords de commerce. Sans succès.

Sous la pression populaire, la classe politique a dû accepter deux points fondamentaux : l’existence d’une parité parfaite entre les élus de la future assemblée et la nécessité de réserver des sièges aux peuples natifs, parmi lesquels les Indiens Mapuches.

Le 25 octobre 2020, le résultat du plébiscite ouvrant la porte à la rédaction d’une nouvelle Constitution a été sans appel. 80 % des votants ont rejeté l’actuelle Constitution. Ce fut une véritable révolution démocratique !

Comment la classe politique a-t-elle réagi face à ces résultats ?

Cela a été un choc pour la classe politique, mais aussi pour les médias proches des milieux d’affaires. Et ce, d’autant plus que les représentants des partis politiques n’ont obtenu que 20 % des sièges. Ce qui ne leur permettra même pas d’exercer un droit de veto durant la rédaction de la future Constitution.

En fait, la grande gagnante de ce référendum a été la « Liste du Peuple », regroupant des femmes et des hommes venus des principaux mouvements sociaux. En premier lieu figurent les mouvements féministes, ce qui a constitué en soi une révolution des mentalités au sein de la société chilienne machiste. Les militants pour l’environnement, souvent assez jeunes, représentent le deuxième groupe le plus important. Sans oublier bien sûr les mouvements défendant les droits des peuples natifs, en particulier les Indiens Mapuches. Quelques représentants du monde étudiant et des travailleurs ont également été élus.

Durant les protestations sociales d’autres mouvements sociaux se sont-ils affirmés ?

On a assisté au développement des Assemblées territoriales, dont sept regroupent différents quartiers populaires de Santiago, la capitale. On note aussi la présence d’une importante classe moyenne populaire, jeune et très éduquée qui partage plusieurs revendications avec les couches plus modestes de la population comme l’accès à l’éducation, la santé, le logement digne, les retraites…

La communication existe entre ces divers mouvements, même s’il reste à construire des mécanismes de fonctionnement et d’échanges.

Que vous inspire la diversité de cette Assemblée constituante ?

En Amérique latine, il y a toujours eu une vision assez uniforme des mouvements sociaux. On a ainsi longtemps pensé que, comme entre les années 1960 et 1980, les principaux mouvements sociaux chiliens étaient ceux des travailleurs et ouvriers et des paysans dans lesquels étaient d’ailleurs inclus les peuples natifs.

Or, cette élection de l’Assemblée constituante a révélé le visage actuel de la société chilienne. Et cela a pu être fait grâce à cet effort démocratique unique dans l’histoire du pays. Cette consultation populaire a même contribué au renforcement de ces mouvements sociaux féministes, environnementalistes et indigènes.

Et symboliquement, l’élection d’Elisa Loncón, une femme mapuche, à la présidence de l’Assemblée constituante, est un signal fort !

Si la gauche revient aux affaires en Amérique latine, quel contenu politique va-t-elle proposer ? Dans cette optique, le dialogue avec les mouvements sociaux sera le défi majeur.

En quoi l’élection de Gabriel Boric à la tête du pays est-elle importante pour l’application de la future Constitution, et quelles sont les difficultés qu’il pourrait rencontrer ?

La victoire de Gabriel Goric est emblématique parce qu’elle confirme l’élan démocratique du pays et le prolongement des luttes des mouvements sociaux pour l’Assemblée constituante. Elle est aussi significative parce qu’elle a été acquise face à l’ultradroite, dont le candidat se posait comme le garant des valeurs de l’an cienne constitution (voir EDM 319).

Le nouveau président, démocratique et progressiste, va appuyer ce chemin vers une nouvelle Constitution. Son rôle sera important, car si le contenu de l’Assemblée constituante prend forme, les résistances seront nombreuses, en particulier de la part des pouvoirs économiques et des médias.

Toute réforme va sûrement donner lieu à des négociations difficiles et complexes. C’est donc à la fois un défi et une préoccupation.

La victoire de Boric préfigure-t-elle un retour au pouvoir de la gauche et des progressistes en Amérique latine ?

C’est difficile de l’affirmer catégoriquement, mais il semble effectivement exister une tendance pour le retour de la gauche au pouvoir sur le continent. La question n’est pas tant de savoir si la gauche va revenir aux affaires, mais de savoir quel contenu politique elle va proposer. Et dans cette optique, le dialogue avec les mouvements sociaux sera le défi majeur.

Propos recueillis par Jean-Claude Gerez

1- Comme le montre  les récentes manifestations contre le projet de nouvelle Constitution

Francois Héran : “La migration fait partie de nos sociétés”

avril 5th, 2022 by

GRAND ENTRETIEN – François Héran est démographe et sociologue, titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France depuis 2017. Sa longue expérience lui permet d’affirmer aujourd’hui que le débat franco-français sur les migrations est dépassé, la migration faisant partie de nos sociétés. Pour surmonter les fausses idées, il appelle à une rigueur scientifique concernant l’usage des données.

Échos du monde : Quel décentrement de regard vos expériences dans les champs de la sociologie, la démographie, la philosophie peuvent-elles apporter dans le débat public français autour de l’immigration ?

François Héran : Je travaille sur l’immigration depuis longtemps. Mon premier article date de 1976, lorsque, dans le sud de l’Espagne, j’étudiais les ressorts de la migration des Espagnols vers la France. C’était rare pour un chercheur d’étudier les migrations à partir du pays de départ. J’ai donc très tôt été amené à confronter les chiffres de la migration entre eux, les mœurs aux faits, les craintes aux réalités.

Diriger des études démographiques de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) et puis de l’Ined (Institut national d’études démographiques) m’a permis ensuite d’aborder les données migratoires à travers des données démographiques. Au sein de l’Institut Convergences Migrations, créé en 20171 , que je dirige, je constate que beaucoup de jeunes chercheurs, eux-mêmes issus de l’immigration, contribuent à renouveler les perspectives sur les migrations, en appliquant les méthodes scientifiques les plus rigoureuses : l’analyse, la méthode et le doute.

Vous prônez en effet une approche scientifique des migrations : « mesurer, débattre, agir »2 . C’est loin d’être la règle dans le débat politique actuel…

La production de chiffres sur l’immigration s’est considérablement améliorée en quinze ans, permettant d’opérer des comparaisons internationales : l’OCDE (l’Organisation internationale de développement et de coopération économique) rassemble des données précises et harmonisées sur tous les pays occidentaux, et Eurostat, chargé des statistiques européennes, détient de nombreuses données sur la demande d’asile. Ce qui me frappe dans le débat politique actuel sur l’immigration est qu’il est très franco-français. Les comparaisons internationales se font très peu, ou très mal.

Il y a un espoir puisque l’épidémie nous a donné une formidable initiation à la statistique ! On sait maintenant que l’indicateur fondamental pour réaliser des comparaisons dans le temps et dans l’espace, entre des départements ou des pays, est la prévalence pour 100 000 habitants. J’aimerais bien que la même rigueur statistique s’applique à la comparaison des migrations, et qu’on regarde ce que
représente la demande d’asile ou les décisions positives de protection pour un million d’habitants par exemple. Il faut examiner les chiffres en proportion de la population, de la richesse du pays…

La France n’est pas le plus grand pays de l’immigration en Europe, loin de là.

En réalité, notre place est relativement modeste par rapport aux pays scandinaves, à l’Allemagne, même à la Belgique, et surtout par rapport aux pays sur lesquels nous reportons la charge. Je pense à la Grèce, à Chypre, à Malte, qui sont en première ligne proportionnellement à leur population, et subissent, de loin, la pression migratoire la plus forte. Donc mon idée est de rétablir les ordres de grandeur, d’effectuer de véritables comparaisons, de ne pas surestimer, ou sous-estimer, nos problèmes ; en tout cas, de ne pas nous imaginer plus attractifs que nous le sommes.

En décembre dernier, lors d’un voyage à Chypre, le pape François a permis à une douzaine de demandeurs d’asile de rejoindre Rome, à la suite d’un accord entre le Vatican, l’association Sant’Egidio, Chypre et l’Italie. Adresse-t-il un message politique aux pays qui ferment leurs frontières ?

En effet, à Chypre, le pape a fait alliance avec Sant’Egidio3, qui joue un rôle important dans la prise en charge des immigrés. C’est un bon choix, car c’est le pays qui supporte le poids le plus lourd en matière d’enregistrement des demandes d’asile, mais aussi de protections octroyées aux demandeurs. Il y a quelque chose de symbolique dans cet acte. Je pense que le pape François a parfaitement conscience que nos règlements européens, notamment le règlement de Dublin4 , reportent lourdement la charge de l’accueil sur les pays qui sont en première ligne quant aux migrations provenant d’Orient, du Proche-Orient ou de la Corne de l’Afrique. Théoriquement, il faudrait une répartition égale entre tous les pays européens.

Or, on sait que cela ne marche pas, de nombreux plans européens ont échoué, et la France n’a pas été proactive dans ce domaine. Le Parlement européen a essayé de voter des résolutions pour répartir les personnes migrantes proportionnellement à la population, à la richesse du pays, de façon inversement proportionnelle au taux de chômage… Il faudrait appliquer partout la clé que les Allemands utilisent entre les Länder et dont la France fait usage de manière similaire depuis seulement deux ans : les personnes mises à l’abri depuis les campements sont maintenant réparties en fonction d’un schéma régional de répartition et de la demande d’asile.

Le 20 janvier, les statistiques provisoires sur l’immigration 2021 ont été rendues publiques par le ministère de l’Intérieur : 272 000 titres de séjour attribués, 103 000 demandes d’asile. Comment certains pourraient-ils instrumentaliser ces chiffres ?

Une façon toute bête serait de dire que le nombre de titres de séjour délivrés est « énorme ». Or, il faut considérer ce chiffre du point de vue des 67 millions d’habitants, ce qui représente 0,4 % de la population française. Ce n’est pas une invasion ni un tsunami. L’OCDE insiste, et on le voit très peu dans le débat public, sur le fait que, depuis une dizaine d’années, nous sommes sous la moyenne européenne concernant les « flux », comme disent les démographes.

Et il n’y a pas que les populations du Sud ! Il y a aussi les personnes migrantes qui viennent d’autres pays de l’Union européenne. Là-dessus, l’Allemagne est, en proportion, deux fois plus attractive que la France ; les deux tiers des étrangers qui vivent en Allemagne sont des européens : Polonais, Slovaques, Tchèques… En France, seulement un tiers des personnes étrangères sont européens. Pourquoi ? Nous n’avons pas la même prospérité économique, nous ne sommes pas aussi accueillants, nous n’avons pas des programmes d’intégration aussi bien faits.

GERMANY-EUROPE-MIGRANTS-INTEGRATION

Vous dites que la grande majorité des flux migratoires en France est liée aux droits et non pas au marché. Que voulez-vous dire ?

C’est la conséquence de la décision prise en 1974 d’interrompre la migration économique ; on ne pouvait faire venir directement des travailleurs, sauf par des dérogations, très rares. En 2006, Nicolas Sarkozy a réintroduit une petite immigration de travail, la fameuse « immigration choisie », hautement qualifiée, qui a assez peu progressé. Elle était au début réservée à des chefs d’entreprises innovants, et, en 2018, elle s’est étendue aux salariés.

Forcément, les autres types de migrations ont évolué, notamment la migration familiale ; dès 1978, le Conseil d’État a reconnu que le droit de vivre en famille était une liberté fondamentale. Ce droit a été repris et interprété dans l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir que l’État ne peut pas interférer dans la vie familiale. Mais le droit européen au nom de la souveraineté des pays n’a jamais déclaré que le droit de vivre en famille était un droit absolu et ne l’accorde pas systématiquement. Le libre choix du conjoint déclenche donc des migrations, on peut y ajouter le droit d’asile, et celui de faire des études à l’étranger dans une université, qui n’est pas vraiment un droit, mais un quasi-droit. De tous les flux migratoires au monde, ceux des étudiants internationaux sont ceux qui ont le plus progressé. En France, ils sont aujourd’hui aussi nombreux que l’ensemble de la migration familiale. Donc, la plupart des personnes qui entrent sur le territoire le font parce qu’elles en ont le droit.

Certains candidats à l’élection présidentielle française proposent de supprimer le regroupement familial. Or, il me paraît totalement impossible de viser certaines origines ! On ne peut pas imaginer avoir des mesures légales, un système juridique, qui accorderaient des droits à certains et non à d’autres en fonction du continent d’origine. Une distinction entre Européens et non-Européens est déjà inscrite dans le droit…

Le CCFD-Terre Solidaire appelle à « placer le respect des droits humains au cœur de la politique migratoire de la France et de l’Union européenne ». La fermeture des frontières imposée pour lutter contre la crise sanitaire a-t-elle joué implicitement dans l’approche sécuritaire des politiques migratoires ?

Certains régimes ont profité du Covid pour justifier leur idée de se protéger des étrangers. Le problème, dans l’économie française, est que le nombre de voyageurs internationaux est 200, voire 400 fois, supérieur au nombre de personnes qui migrent chez nous. Avant la crise sanitaire, les voyages internationaux, donc de non-résidents en France, représentaient 90 millions de personnes. La France est le pays du monde qui accueille le plus grand nombre de voyageurs internationaux ; elle souhaitait atteindre les 100 millions, mais le Covid en a décidé autrement. En parallèle, même si c’est un comptage un peu difficile – car il y a les migrations clandestines –, on estime que, chaque année, 450 000 personnes viennent s’établir en France. C’est très peu. Donc l’idée de fermer les portes spécifiquement aux personnes migrantes n’a aucun sens, car pour le virus cette différence n’existe pas.

Il y a eu effectivement un renforcement de la xénophobie avec le virus ; on se souvient des comportements à l’égard des Asiatiques début 2020.

Quels seraient, selon vous, les enjeux à relever autour des migrations et de la politique d’intégration dans les prochaines années ?

J’ai deux messages à lancer. Le premier est qu’il faut reconnaître que la migration, dans toute l’Europe de l’Ouest, est un phénomène banal, ordinaire, qui fait partie de nos sociétés. Il faut vivre avec. Je dis parfois qu’être pour ou contre les migrations n’a plus aucun sens. Certes, il y a des contrôles à effectuer, des sécurités à opérer, mais dans un cadre juridique bien établi. Actuellement, les contrôles sont très sévères, et tout a déjà été fait pour endiguer la migration familiale ; la demande d’asile est devenue extrêmement difficile et est sous-traitée et externalisée à l’étranger.

Deuxièmement, je pense que nous ne sommes pas à la hauteur de notre histoire de la construction des droits de l’homme. Il y a cette idée ancrée que la République française est immunisée contre les discriminations, que nous ne sommes pas l’Afrique du Sud et n’avons pas son apartheid, pas les États-Unis, car nous n’avons pas de ségrégation raciale.

Or, toutes les mesures, extrêmement scientifiques, qui sont faites sur les discriminations, montrent très bien que si vous avez le malheur d’avoir un signe d’appartenance visible ou un nom maghrébin ou subsaharien, vos chances d’obtenir un entretien d’embauche, accès au crédit, au logement social, sont divisées par deux ou trois. Les politiciens n’en parlent pas, ou très peu, il n’y a pas de pédagogie là-dessus. Le discours est très pédagogique quand il s’agit de la réforme des retraites, mais j’aimerais bien qu’à la place de cette démagogie actuelle nous soyons sur une pédagogie sur l’émigration. Expliquer ce qu’elle nous apporte, ce qu’elle représente vraiment par rapport aux autres pays et comme elle doit évoluer au niveau juridique.

Propos recueillis par Clémentine Méténier

1 – Dans le cadre du deuxième Programme des investissements d’avenir, dix instituts ont été créés .« Leur objectif est avant tout de fédérer les chercheuses et chercheurs de plusieurs institutions autour d’une question clé en croisant les disciplines afin de bâtir une formation originale. »

2 – Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, La Découverte, 2017.

3 – Sant’Egidio est une communauté chrétienne née en 1968, au lendemain du concile Vatican II. Devenue un réseau dans plus de 70 pays, elle porte une attention particulière aux migrants et aux pauvres.

4 – Conformément au règlement de Dublin, les réfugiés doivent déposer leur demande d’asile dans le premier pays d’Europe où ils sont entrés.

Élections : le CCFD-Terre Solidaire bat la campagne

avril 2nd, 2022 by

Plus percutant, davantage centré sur les grands enjeux du moment, en lien avec son expertise et au carrefour entre l’échelon national et local, ici et là-bas, le CCFD-Terre Solidaire s’apprête, en cette période pré-électorale, à partir en campagne. L’association est bien décidée à faire entendre sa voix auprès des élus et des citoyens.

Directeur du plaidoyer du CCFD-Terre solidaire, Jean-François Dubost précise : « Il y a cinq ans, nous avions rédigé une liste reprenant les points sur lesquels nous souhaitions que les candidats aux élections présidentielle et législatives s’engagent. Cette année, nous avons préféré expliciter les marqueurs que l’association utilisera au cours des cinq prochaines années pour évaluer l’orientation et le bien-fondé des politiques publiques. » Un changement d’approche qui s’explique par plusieurs facteurs : « Les engagements concrets et trop précis enferment au lieu d’apporter une vue plus globale des sujets, ajoute-t-il. Ils se révèlent d’une durée de vie limitée – quand ils sont réellement respectés – et peuvent très bien servir d’outil de communication électorale de la part de certains candidats. »

Le nombre de personnes souffrant de la faim n’a cessé d’augmenter et la hausse des prix sur les marchés agricoles internationaux soulignent la nécessité de transformer nos systèmes agricoles.

Il en va ainsi de la souveraineté alimentaire et de la promotion de l’agroécologie, pierres angulaires de toute stratégie destinée à combattre l’insécurité alimentaire. Le nombre de personnes souffrant de la faim n’a cessé d’augmenter ces dernières années, un phénomène aggravé par la pandémie. La récente hausse des prix sur les marchés agricoles internationaux ajoute une nouvelle menace qui souligne la nécessité de transformation de nos systèmes agricoles et alimentaires.

Le thème de la justice climatique s’est lui aussi naturellement imposé alors que les effets de la crise climatique s’accentuent partout dans le monde. L’enjeu, aujourd’hui, est de s’engager dans des actions assurant une réduction réelle de nos émissions pour ne pas dépasser un réchauffement de 1,5°C. Mais les fausses solutions et les actions de greenwashing ralentissent l’action climatique. Parmi elles, la promotion de la neutralité carbone, avec la mise en place de projets de compensation, qui veut faire croire que c’est en stockant du carbone dans les terres agricoles ou les forêts à l’autre bout du monde que l’on neutralisera nos propres émissions.

L’accord sur la fiscalité mondiale négocié dans le cadre de l’OCDE – qui laisse un nombre conséquent de pays en développement en dehors du processus – avantagera d’abord les pays les plus riches. Il aurait dû « se discuter dans une enceinte multilatérale comme l’ONU, afin que tous les pays puissent sur un pied d’égalité avoir droit au chapitre », insiste Jean-François Dubost. La question de la dette, qui fait partie des thématiques liées à la justice fiscale, est également en train de monter en puissance. En effet, l’endettement des pays réduit leurs marges de manœuvre en matière d’investissements publics bénéfiques pour la population, à l’image de l’éducation ou de la santé.

La logique, qui consiste à s’appuyer à la fois sur des convictions et sur l’expertise reconnue du CCFD-Terre Solidaire, se déclinera pour la présidentielle et pour les législatives.

Dans le droit fil des principes de droits humains défendus par le CCFD-Terre Solidaire, la nécessaire régulation des multinationales, dans l’attente de la directive européenne sur le devoir de vigilance, trouve toute sa place. Tout comme l’accent mis sur des politiques migratoires centrées sur les droits humains dans un contexte de fermeture des frontières et d’adoption de lois sécuritaires. Une liste complétée par la politique de la France au Sahel. « Nous allons l’aborder sous un angle géopolitique en raison là aussi de l’actualité et en lien avec d’autres associations du Nord comme du Sud », poursuit Jean-François Dubost.

Car, comme le souligne Jean Vettraino, directeur de la mobilisation citoyenne de l’association : « Les élections se préparent aussi dans différents espaces.» Il souligne le travail effectué main dans la main avec plusieurs organisations de la société civile du Nord, réunies au sein de structures, tels le Réseau action climat ou la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires.

Cette logique qui consiste à s’appuyer à la fois sur des convictions et sur une expertise reconnue se déclinera pour la présidentielle et pour les législatives. À l’échelon national, le CCFD-Terre Solidaire va se rapprocher des candidats et de leurs équipes pour échanger sur ces « marqueurs ». À l’échelon local et dans leurs territoires, les bénévoles aguerris seront, quant à eux, chargés d’appliquer la même stratégie auprès de ceux qui sollicitent le suffrage pour rejoindre les bancs de l’Assemblée nationale.

Mais les citoyens, qui sont aussi des électeurs, ne sont pas oubliés pour autant. « Il faut que nous allions à leur rencontre pour réaffirmer les enjeux internationaux, complètement absents de cette période pré-électorale, pointe Jean Vettraino. Nous vivons un moment paradoxal : nous sortons de deux ans d’une pandémie mondiale. Mais cette dimension de solidarité n’est absolument pas présente dans les débats, même si elle l’est dans certains programmes des candidats. C’est étonnant ! »

D’autant que tous les « marqueurs » mis en avant dans cette campagne soulignent que nos choix ici ont aussi des répercussions là-bas. Établir des ponts n’est en effet pas très difficile : l’insécurité alimentaire loin de disparaître de l’Hexagone est redevenue visible en raison du Covid dont les conséquences ont été très lourdes pour les plus fragiles. Les inégalités sociales, toujours plus fortes, viennent quant à elles interroger les citoyens sur la justice fiscale. Cette thématique est amplifiée par les préoccupations sur le pouvoir d’achat alors que les dividendes versés aux actionnaires n’ont jamais atteint de tels sommets. Et nous sommes de plus en plus conscients que les dérèglements climatiques ne sont plus une exception, mais sont en train de devenir la règle et qu’aucun pays n’est épargné.

Des outils pour l’action

Munis d’un guide d’animation, conçu pour les élections (présidentielle et surtout législatives) les bénévoles sont donc conviés à investir l’espace public afin d’y engager le débat. « Il faut être présent et créer des petits espaces de mobilisation citoyenne dans l’espace public, insiste Jean Vettraino. Il existe toute une palette d’actions possibles auprès de publics très variés. Nous avons par exemple élargi nos outils en reprenant un jeu sur les enjeux de la démocratie, du vote, de la citoyenneté grâce à l’association Tous élus : ” La Dernière élection avant la fin du monde “. Un droit fondamental alors que l’abstention explose et que les démocraties s’affaissent tout autour de nous. »

Et si les partenaires des pays du Sud ne sont pas physiquement présents durant la campagne, en raison notamment du Covid, les actions qu’ils conduisent sur le terrain vont irriguer les débats, permettant de contextualiser et de rendre plus concrets un certain nombre de sujets.

Le CCFD-Terre Solidaire a d’autre part choisi d’occuper l’espace numérique : outre un guide de mobilisation sous forme numérique, des webinaires, réunissant salariés et bénévoles, seront organisés en amont du lancement des actions de terrain pour permettre à tous ceux qui le souhaitent d’approfondir les sujets.

À l’heure de la numérisation accélérée, l’association a également créé sur la Toile un espace dédié aux bénévoles afin qu’ils puissent faire des retours d’expérience et s’entraider. La présence sur les réseaux sociaux devrait, quant à elle, être beaucoup plus marquée. De quoi, là aussi, partir à la conquête d’un nouveau public.

Une position cohérente

« Nous avons fait le choix d’une position cohérente et conforme à ce que nous sommes et à ce qu’exige la situation », affirme Jean-François Dubost. Au programme donc : de la rigueur, des débats de fond, dans une démarche pédagogique. « C’est justement parce qu’on prend les citoyens et citoyennes au sérieux qu’on ne va pas jouer un rôle clivant et court-termiste », ajoute Jean Vettraino, conscient de la difficulté d’avancer dans une campagne atypique où les jugements à l’emporte-pièce et la désinformation prolifèrent…

Laurence Estival

DÉCOUVREZ NOS ACTIONS DANS LE CADRE DES ÉLECTIONS

Elections en France et guerre en Ukraine : défendons notre vie démocratique

mars 22nd, 2022 by
Manuèle Derolez © CCFD-Terre Solidaire
Manuèle Derolez, Déléguée Générale
du CCFD-Terre Solidaire

Au moment où nous nous apprêtons à sortir notre nouveau numéro d’Échos du monde, la guerre frappe au plein cœur de l’Europe. Toutes les tentatives de règlement diplomatique du conflit se sont heurtées au délire d’un dictateur qu’aucune règle éthique ne semble pouvoir arrêter dans son rêve de reconquête. Le peuple ukrainien en subit les frais, et voit son quotidien basculer dans un cauchemar qui plonge des milliers de personnes sur les routes de l’exil. Paralysée dans un premier temps face au risque d’une escalade en conflit généralisé, l’Union européenne a décidé des sanctions massives contre la Russie.

Au même moment, la France vit une campagne électorale pour le moins atone, qui va pourtant aboutir à la désignation de celle ou celui qui sera chargé de conduire nos choix de politique intérieure, mais aussi européenne et internationale. Saurons-nous dans ce contexte analyser ce qui nous arrive et prendre nos responsabilités citoyennes ?

Aujourd’hui, nous mesurons le danger que constitue un régime autoritaire pour les démocraties et pour l’avenir du monde. Cela peut servir de boussole pour décrypter certains discours et projets teintés de souverainisme et de mythe nostalgique d’un retour aux grandeurs du nationalisme. La France n’est pas à l’abri de basculer dans ce type de dérive. À l’aune de ce qui se déroule à nos frontières, nous prenons conscience qu’aucun gouvernement ne peut garantir le plein exercice démocratique sans règles de régulation, de contrôle et sans contre-pouvoir. La paix et le « vivre-ensemble » reposent aussi sur la vigilance quotidienne des peuples, la recherche de dialogue dans un respect profond de nos altérités.

La diversité des cultures, qui a tissé l’identité de la France reste une formidable ressource pour l’avenir, c’est un atout et non un risque. Elle pourra nous aider à reconsidérer nos positions sur l’accueil des migrantes et des migrants qui vont continuer de frapper à nos portes, victimes du chaos des conflits comme de la crise climatique.

La guerre en Ukraine a déjà comme effet collatéral d’accentuer le dérèglement économique international, et va plonger davantage de personnes dans la misère et la faim. Nous constatons et constaterons ces effets dans notre pays. Car il s’agit bien d’une crise mondiale, et l’urgence est de protéger les plus vulnérables. Dès maintenant, il nous faut trouver des solutions alternatives, structurelles pour inventer une économie respectueuse des populations et de la planète, reposant sur des principes d’équité.

Forts de notre expérience avec les sociétés civiles du monde entier, les bénévoles du CCFD-Terre Solidaire mobilisent localement les citoyens pour qu’ensemble, nous nous saisissions de ces enjeux à l’occasion des élections, présidentielle et législatives. Avec des organisations chrétiennes, catholiques, protestantes et orthodoxes, nous avons choisi de porter ces défis dans une parole commune diffusée dans les médias. Nous devons nous saisir de ce temps électoral comme d’une opportunité pour construire notre destin commun.

Cet enjeu ne dépend pas uniquement des politiques. Il repose également sur notre capacité à défendre au quotidien notre vie démocratique et à exercer notre responsabilité dans la marche du monde.

La situation mondiale a de quoi nous faire peur. Elle peut être aussi un formidable électrochoc pour nous mobiliser afin d’incarner enfin notre désir d’un monde de paix, d’un monde juste et solidaire.

En Bosnie-Herzégovine la Republika Srpska joue avec le feu

mars 22nd, 2022 by

En décembre dernier, le président de l’entité serbe de la Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik a fait un pas vers la sécession. Au risque d’exacerber les tensions entre communautés et de susciter l’éclatement du pays, 26 ans après la signature des accords de Dayton qui avaient permis de mettre fin à la guerre civile [avril 1992-décembre 1995].

Aeksandar Zolja, directeur de l’Assemblée des citoyens Helsinki, une ONG de défense des droits humains partenaire du CCFD-Terre Solidaire, ne mâche pas ses mots. « Depuis les accords de paix, les années électorales en Bosnie-Herzégovine ont toujours été propices à la rhétorique nationaliste, mais cette fois-ci, nous avons dépassé les limites. »

En témoignent les incidents au sud de la Républika Srpska entre communautés avec le retour de Bosniaques de confession musulmane dans leur région d’origine ; ou, à l’Est, avec de jeunes nationalistes terrorisant la population. Et le coup de force de Milorad Dodik, président de l’entité serbe (voir encadré), qui, après avoir fait adopter un processus de retrait des institutions de l’État fédéral par son Parlement le 10 décembre dernier, a fait voter, deux mois plus tard, les textes permettant leur mise en œuvre, notamment dans les domaines de la défense, de la justice et de la fiscalité. Un pas vers une pro­chaine sécession aux conséquences imprévisibles si la procédure engagée allait jusqu’à son terme…

Comment imaginer en effet que l’équilibre plus que précaire entre Serbes, Croates et Bosniaques résisterait à un tel tremblement de terre, ravivant des plaies toujours pas cicatrisées ? D’autant que l’élément déclenchant de ce nouvel accès de fièvre est le refus de l’homme fort de Banja Luka de reconnaître le génocide de Srebrenica où 8 000 Bosniaques ont été massacrés. Quatre jours avant le vote, le haut représentant international en Bosnie-Herzégovine, garant de la paix, avait interdit par décret la glorification des criminels de guerre, qui devait être un des temps forts du 30e anniversaire de la Republika Srpska.

Le pays se vide de ses forces vives

Aujourd’hui – même si le président de la Republika Srpska fait de la surenchère en exigeant la suppression de toutes les lois adoptées depuis les accords de Dayton –, l’angoisse d’entendre à nouveau des bruits de bottes semble s’éloigner…

« Les dernières déclarations de Dodik ne sont pas vraiment prises au sérieux : à huit mois des élections, c’est de l’agitation destinée à détourner les électeurs, du marasme économique, à mobiliser son camp et à se sauver lui-même, car il pourrait bien finir devant la justice », indique Aleksandar.

Signe de la relative indifférence de la population : celle-ci n’est pas descendue dans la rue. « L’échec en 2015 des rassemblements massifs de la société civile qui dénonçaient la corruption, le blocage des institutions, ont renforcé l’idée qu’on ne pouvait pas transformer le pays », poursuit le défenseur des droits de l’Homme. L’espoir né il y a quatre ans, quand la population s’était mobilisée à la suite des violences commises contre un jeune Bosniaque dans des circonstances jamais élucidées, a lui aussi été de courte durée. « La situation est de pis en pis et la pression s’accroît sur les ONG qui, en Republika Srpska, doivent maintenant déclarer les fonds qu’elles reçoivent de donateurs internationaux, soupire le responsable. La seule solution que les gens entrevoient est de fuir le pays. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à passer à l’acte. »

Alors que le pays se vide de ses forces vives et que la dérive autoritaire du régime de la Republika Srpska s’accentue, la communauté internationale est aux abonnés absents. Les hauts représentants internationaux censés aider le pays pendant une période de transition se succèdent sans avoir le moindre impact sur son évolution. Si bien qu’ils font l’objet d’un rejet unanime chez les partisans de Dodik s’offusquant « du pouvoir colonial », comme chez ses opposants. « Le véritable problème c’est la mollesse de l’Union européenne qui devrait davantage hausser le ton », lâche Aleksandar. Pas sûr que l’annonce par le président Macron d’un sommet entre les 27 et les Balkans occidentaux, dans le cadre de la présidence française de l’UE, soit de nature à apaiser sa colère…

Laurence Estival

Bosnie-Herzégovine : Une gouvernance complexe
Née des accords de Dayton (décembre 1995) qui avaient mis fin à la guerre intercommunautaire, l’organisation institutionnelle extrêmement complexe de la Bosnie-Herzégovine favorise les nationalismes et une forme de paralysie. Le pays est divisé en deux entités, la Republika Srpska, serbe, et la Fédération de Bosnie-Herzégovine, croato-bosniaque. L’État central fonctionne au moyen d’une présidence collégiale qui représente les trois populations. Milorad Dodik en est le représentant serbe depuis 2018.

Haïti, après le séisme

janvier 12th, 2022 by

Le 14 août 2021, un séisme d’une magnitude de 7,2 sur l’échelle de Richter a frappé le sud d’Haïti, causant la mort de plus de 2 000 personnes et en blessant plus de 12 000. Le nombre d’habitations détruites par le tremblement de terre est estimé à 54 000 et celles qui sont endommagées à 83 000[1] . À ce terrible bilan s’ajoutent un nombre important de personnes disparues ainsi que des dégâts matériels considérables sur les infrastructures.

Ce n’est pas la première fois que l’île est touchée par une catastrophe de ce type. Elle avait déjà payé un lourd tribut lors du séisme qui avait touché la capitale, Port-au-Prince, en 2010. Puis, en 2016, l’ouragan Matthew s’était abattu sur ces régions du Sud qui viennent de subir le séisme. « À peine voit-on le bout du tunnel, qu’un autre s’ouvre devant nous », nous confie un de nos hôtes (voir encadré).

Cette nouvelle catastrophe naturelle survient à un moment critique de l’histoire politique d’Haïti. Jovenel Moïse, le président de la République, a été assassiné dans des circonstances pour le moins troubles au mois de juillet dernier. Sa disparition a fini de plonger la perle des Caraïbes dans une crise politique, sociale et, par ricochet, économique. L’État sans leader tâtonne, piétine, s’enlise alors que ses services sont largement déficitaires dans de nombreux départements de l’île et que la guerre des gangs fait rage, amplifiant considérablement les difficultés logistiques.

Mi-septembre, un mois après le séisme, la ville des Cayes a repris vie entre les gravats. Mais les plaies sont omniprésentes : tentes dressées sur les chaussées à la place des maisons détruites, camps de fortune sur le bord des voies, amas de décombres et ouvriers qui déblaient comme ils peuvent.

C’est dans ce contexte compliqué qu’Iteca (Institut de technologie et d’animation, organisation partenaire du CCFD-Terre Solidaire) poursuit son action dans les départements du Sud.

Au point de vue national, l’ONG haïtienne soutient depuis plus de 40 ans les organisations paysannes par le biais de formations autour de l’agronomie et du renforcement des compétences. Elle a dû s’adapter à ce contexte de crise, en s’appuyant sur l’expérience acquise lors du séisme de 2010. « Nous travaillons en partenariat avec les communautés : si elles traversent une crise, nous devons la traverser avec elles et adapter notre programme à la situation d’urgence », explique Elifaite Saint Pierre, coordinateur de programmes d’Iteca dans la région.

La sécurité alimentaire est aujourd’hui au cœur des préoccupations en Haïti alors que OCHA [2] estime qu’environ 980 000 personnes sur les 2 millions que compte la région du Grand Sud (départements des Nippes, de Grand’Anse, Sud et Sud-Est) connaîtront des niveaux aigus d’insécurité alimentaire d’ici à février 2022 et que 320 000 personnes ont un besoin urgent en nutrition.

Depuis le séisme, Elifaite, accompagné d’un de ses collaborateurs, se rend une fois par semaine dans les communautés partenaires d’Iteca pour les assister dans la gestion de la catastrophe et mettre en place des comités locaux de protection civile. Composés du maire ou du chef de section et de figures sociales fortes, comme le pasteur ou le prêtre et les instituteurs, ils prennent en charge la coordination et le pilotage des actions au plan local.

« Les premiers impliqués dans l’aide d’urgence, ce sont les locaux. C’est pourquoi ces comités sont importants et doivent être formés pour parer aux prochaines catastrophes ,souligne Elifaite. En effet, la majorité des personnes sorties des décombres l’ont été par les habitants, avant l’arrivée des secours. »

L’aide ne parvient jamais jusqu’à nous. Ici, nous sommes pauvres, et le séisme nous plonge plus encore dans la précarité.

Trodeth Clermicile – Auxiliaire infirmière du comité de protection civile

Depuis les Cayes, Elifaite se rend à Port-à-Piment, aux Chardonnières, puis aux Anglais. Si l’intérêt de ces comités dans la gestion des crises est reconnu, leur manque de moyens est criant : « Il nous faut au moins des outils, des pelles, des casques… », pointe un des membres du comité de Port-à-Piment. Elifaite note les doléances en espérant pouvoir y répondre en partie. Dans le village des Anglais, la mairesse, Rosemarie Pointdujour, dresse un sombre tableau. La plupart des infrastructures de la commune, située sur la côte Sud, ont été détruites.

« C’était la veille de la fête de l’Assomption, l’église de la ville s’est écroulée alors que deux cents baptêmes se préparaient et que de nombreuses personnes étaient présentes, notamment des parents avec leurs enfants. 18 personnes sont décédées dans les décombres et 45 ont perdu la vie sur l’ensemble de la commune. Les blessés graves ont été transférés à l’hôpital des Cayes. Des personnes ont disparu dans des éboulements et des glissements de terrain. 876 maisons et 19 écoles ont été détruites. »

Dans cette commune très agricole, l’inquiétude est grande, explique Rosemarie : « On se demande comment on va subsister dans les mois qui viennent. Des champs, des jardins et du bétail ont été perdus. Heureusement, la solidarité entre voisins a été importante. Nous avons reçu des visites des représentants de l’État, mais aucune aide concrète. Ils ont noté nos doléances, mais n’ont rien fait. L’aide des ONG n’arrive pas non plus, la zone de la côte est très éloignée du centre du département, nous sommes les derniers à être pris en compte. Le seul appui que nous avons eu est celui de l’entreprise qui construit le pont à l’entrée de la ville. Elle nous a aidés à déblayer des décombres pour essayer de retrouver des survivants. J’en appelle à la solidarité internationale, notamment pour reconstruire les églises et les écoles détruites. »

980 000

personnes connaîtront des niveaux aigus d’insécurité alimentaire d’ici à février 2022

320 000

personnes ont un besoin urgent en nutrition

Près de 80 % des habitations détruites

La commune des Anglais n’est pourtant pas une des plus atteintes, et certaines zones, dans les communes de Camp-Perrin et de Maniche, comptabilisent près de 80 % d’habitations réduites à néant, ainsi que tous leurs circuits d’approvisionnement routier et en eau. Wilphana Rousseau est ingénieure agronome. Depuis plusieurs années, elle travaille pour Iteca comme personne-ressource sur la gestion des risques et des désastres.

Aujourd’hui, elle se rend à la section communale numéro deux de Maniche, où elle doit rencontrer les membres du groupe de protection civile. La zone est particulièrement touchée par le séisme avec 52 décès recensés et 1 657 maisons détruites. « L’aide ne parvient jamais jusqu’à nous », se plaint Trodeth Clermicile, auxiliaire infirmière du comité local, avant de préciser : « La vulnérabilité augmente de jour en jour. Beaucoup d’enfants n’ont pas à manger, n’ont plus de logement, il n’y a même plus d’écoles ni même de l’argent pour les fournitures scolaires. Ici, nous sommes pauvres, et le séisme nous plonge plus encore dans la précarité. »

Wilphana pointe : « Dans l’ensemble, les secours sont mieux organisés qu’en 2010, mais il y a encore beaucoup de
manques et d’inégalités entre les territoires. Un mois après la catastrophe, il reste des zones dans lesquelles personne ne s’est rendu. Les élections arrivent (les élections prévues en novembre ont été reportées
sin edie, fin
septembre), et chacun veut satisfaire ses électeurs, surtout en ville… Dans de nombreuses zones, nous sommes les
seuls interlocuteurs des communautés, c’est une grosse responsabilité. »
Alors qu’elle sillonne les sentiers de
Maniche, Wilphana s’arrête pour discuter avec des habitants ayant perdu leur maison qui viennent s’enquérir des possibilités d’action d’Iteca pour les aider. Wilphana repart de Maniche avec un lourd poids sur les épaules, sans savoir si elle pourra répondre aux doléances.

Une jeune fille se coiffe devant sa maison détruite par le séisme © Julien Masson / Hans Lucas.

Un mois après le tremblement de terre, alors que l’État brille toujours par son absence, Les camps de fortune se multiplient sur le bord des voies. Les populations se sentent lésées, seules et abandonnées. Les victimes espèrent un soutien, mais ne l’attendent pas. La vie a repris son cours « parce qu’on ne peut pas faire autrement, il faut bien que l’on avance ».

Wilphana et les membres d’Iteca vont poursuivre leur travail de fond, en intégrant la gestion systémique desrisques naturels, avec l’espoir que la crise politique finisse et laisse le pays respirer à nouveau.

Jérémie Lusseau et Julien Masson

UN RISQUE SISMIQUE ÉLEVÉ
Le séisme qui a secoué le sud d’Haïti en août rappelle la tragédie survenue en janvier 2010, lorsqu’un tremblement de terre a dévasté Port-au-Prince, faisant plus de 200 000 morts. La répétition de ces séismes s’explique par la situation d’Haïti encastrée dans un vaste système de failles géologiques, résultant du mouvement de la plaque caraïbe et de la plaque nord-américaine. Ce sont leurs déplacements qui entraînent les secousses dévastatrices.
Mais alors que dans les zones sismiques des pays industrialisés, les bâtiments sont construits sur des systèmes d’amortissement qui leur permettent de résister aux secousses, les structures en béton des constructions haïtiennes s’effondrent lorsqu’elles elles sont soumises à de telles pressions.

DES DONS POUR LES PARTENAIRES
Grâce aux 130 000 euros de dons reçus par le CCFD-Terre Solidaire, nos trois partenaires Iteca, la Commission épiscopale Justice et Paix (Jilap) et Tèt Kolé vont pouvoir poursuivre leur travail auprès des sinistrés : les aider à reconstruire leurs maisons, à réhabiliter leurs terres à reconstituer leurs cultures vivrières ou leurs cheptels…

[1] Source Handicap International

[2] Source Ocha : Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU

A la rencontre d’agriculteurs engagés

janvier 7th, 2022 by

Cet été, les bénévoles du CCFD-Terre Solidaire ont amené les touristes de passage sur la Côte d’Émeraude à la rencontre d’agriculteurs et agricultrices engagé.e.s.

À vol d’oiseau, un kilomètre sépare le phare du cap Fréhel de la ferme du Gros-Chêne, l’exploitation agricole de Matthieu Juhel. Comme vingt autres exploitations, la ferme apparaît dans la brochure éditée par l’équipe de bénévoles de la Côte d’Émeraude. « À l’occasion des 60 ans du CCFD-Terre Solidaire, nous avons imaginé, avec Bertrand et Jean-François, un rallye pour découvrir des fermes paysannes et solidaires, raconte Yves, bénévole à St Malo. Cette initiative autour de l’agroécologie fait écho à tous ces projets soutenus par notre association dans les pays du Sud. » L’équipe de bénévoles du CCFD-Terre Solidaire a travaillé en partenariat avec le Réseau Bretagne Solidaire [1] et quelques groupements d’agriculteurs bio des Côtes-d’Armor, afin de sélectionner un certain nombre d’exploitations bio : maraîchage, élevage, production laitière… La plupart des agriculteurs sont installés depuis des années, mais d’autres, comme Matthieu, débutent.

La terre agricole : rare, chère et très prisée

Ce fils de paysan a suivi une formation de paysagiste, puis a séjourné un temps en Australie et pratiqué divers métiers assez éloignés de l’agriculture. « Éleveurs de porcs dans un système très conventionnel, mes parents ont tout fait pour que leurs enfants n’entrent pas dans cette profession. » Pourtant, il y a quatre ans, Matthieu s’est lancé dans un projet d’exploitation agricole. « Sur un autre modèle que celui des parents, reconnaît le jeune homme de 28 ans. Je n’avais pas eu envie de travailler dans la ferme familiale, car nous n’avons pas la même idée de l’agriculture. J’ai préféré m’installer ailleurs. Mais ils me soutiennent à 100 %. » Les parents ont en effet financé la vieille ferme où s’est installé leur fils, quasi abandonnée depuis 25 ans, ainsi que les 7 hectares de terre, éloignés de quelques kilomètres. Matthieu a choisi une culture assez « exotique » pour la Bretagne : le houblon. Une expérimentation sur un demi-hectare qui, les deux premières années, ne donna guère de résultats. L’année dernière, il en a récolté 60 kg vendus à des brasseries régionales. « Mais l’objectif à terme, c’est d’obtenir 400 à 500 kg de houblon. » Quand un agriculteur voisin a pris sa retraite, ses parents ont à nouveau financé 25 hectares. « Il fallait faire vite, c’était une opportunité », explique Matthieu. Il décide, tout en gardant un travail à temps partiel, de se lancer dans l’élevage de brebis destinées à la reproduction d’agneaux. Il en possède 50 et l’année prochaine, il devrait avoir un troupeau de 200 têtes. Mais les acquisitions foncières pèsent lourd sur les épaules des parents. « Quand je serai définitivement installé à plein temps en 2022, je devrai tout leur racheter. Cela représente environ 200 000 €. Alors j’aimerais que le GFA Sol en Bio me rachète les terres et me les loue. Sinon, je ne pourrai pas m’en sortir. »

« Notre idée était d’attirer les touristes de la côte vers les fermes et de leur faire découvrir des producteurs, mais aussi d’évoquer la situation des paysans dans les pays du Sud », précise Bertrand, bénévole. Une brochure, imprimée à 10 000 exemplaires, a été distribuée dans les offices du tourisme de la région. Hélas… après six semaines, il n’y a eu que très peu de visites chez les agriculteurs. « C’est un semi-échec, reconnaît Yves. Que les gens prennent leur voiture pour se rendre sur les exploitations, c’était un peu un prétexte. L’idée, à travers cette proposition touristique, c’était surtout de parler du CCFD-Terre Solidaire ». Matthieu, l’éleveur de brebis, lui a vu cela « comme une opportunité de montrer l’importance de l’agroécologie, de faire prendre conscience de l’importance de replanter des arbres, de manger local. Une occasion aussi de donner un visage un peu plus humain à l’agriculture ».

Essayer de sensibiliser les touristes à l’agroécologie

Mathieu Juhel

Dans leur ferme, à Pléneuf-Val-André, Hervé et François Talbourdet et leur nièce Marie élèvent des brebis. Pendant des décennies, ils ont pratiqué l’élevage conventionnel de vaches laitières. La conversion en bio s’est faite en 2001, et comme à cette époque il n’y avait pas de collecte de lait bio, les deux frères se sont lancés dans la transformation : yaourt, beurre, fromage blanc. Mais, à la suite d’un souci sanitaire, l’exploitation a failli fermer. « Nous nous sommes aperçus qu’on avait un peu trop délaissé la production au profit de la transformation », admet l’éleveur. Ils se séparent des vaches et se tournent vers l’élevage de brebis laitières. Après une période d’adaptation, Hervé et François ne regrettent rien : « Avec les changements climatiques, nos terres semblent mieux adaptées pour ce type d’élevage.» Le troupeau de 140 têtes occupe la moitié des terres. D’autres parcelles sont semées en blé (vendu à un artisan boulanger).
« Nous sommes principalement en location et notre surface a doublé en 30 ans. Mais nous commençons à “lâcher” des terres. Pour beaucoup d’agriculteurs, c’est compliqué de trouver de nouvelles terres », souligne Hervé.

L’importance des circuits courts

Les produits de la ferme, essentiellement des fromages, sont vendus dans des boutiques bio et par une Amap. Avec d’autres producteurs, François et Hervé ont créé un système de vente sur Internet : la Binée paysanne. « C’est important le circuit court », précise Hervé. Son autre cheval de bataille, c’est la souveraineté alimentaire à l’échelle de la planète : « Pourquoi les producteurs français exportent leurs poules réformées vers l’Afrique ? Cela tue la filière locale. Et, à l’inverse, s’il y avait un jour un problème d’approvisionnement en soja, importé d’Amérique du Sud, car moins cher, comment pourrions-nous nourrir le bétail puisque nous n’en produisons pas ? Sans parler des dégâts écologiques dus à ce genre de culture. Dans notre ferme, nous visons l’autonomie, et nos brebis ne se nourrissent que d’herbe, pour avoir le moins d’impact possible sur les pays du Sud. »

Un autre modèle économique agricole est possible

Claire et Yann Yobé

Claire et Yann Yobé ne sont pas non plus propriétaires. Ils louent leurs bâtiments et leurs terres depuis 1994. Avant eux les parents et aussi les grands-parents de Yann en furent locataires. « On a calculé qu’en partant du prix de la location, il nous faudrait 42 ans pour payer les terres et les bâtiments, précise Claire. Et après 30 ans d’exploitation, nous n’avons aucune dette. » Il n’y a pas non plus de gros engins ni de haute technologie dans la salle de traite. Les quarante vaches laitières paissent dans les prairies. « C’est un troupeau qui, pour le secteur, peut sembler ridicule, reconnaît Yann. Mais le bio est aussi une façon de valoriser le produit et donc de s’en sortir. »
Claire fabrique aussi une centaine de kilos de pain par semaine. Elle les vend également par l’intermédiaire de l’association La Binée paysanne. « Nous avons toujours voulu avoir une vie à côté de notre activité », explique-t-elle. Savoir s’arrêter, prendre des vacances et ne pas toujours travailler. L’image de l’agriculteur croulant sous le travail afin de rembourser ses dettes est un peu écornée. Le couple prouve ainsi qu’un autre modèle économique est possible. Bientôt Claire transmettra son savoir-faire à un jeune en installation. « Nous avons toujours eu cette philosophie d’aider les autres. Nous accueillons des stagiaires et des woofeurs [2]. » Les liens, l’entraide, la création des réseaux sont importants pour ce couple qui a monté une association culturelle et a transformé une grange en salle de spectacle où se déroulent des pièces de théâtre, des concerts. C’est ici que les bénévoles du CCFD-Terre Solidaire ont organisé, le 11 septembre dernier, une grande fête de l’agroécologie, avec un marché paysan, une exposition et une randonnée « rallye thématique », au son de la musique et d’explications sur l’agroécologie, l’accès au foncier ici et dans les pays du Sud. « À travers ce rallye, nous avons semé. Sur le long terme, on ne sait pas encore sous quelle forme pourra se poursuivre ce projet, conclut Bertrand. La Bretagne, première région agricole française, est en pleine mutation. L’agriculture intensive industrielle a permis d’enrichir considérablement son économie, mais aussi a détruit partiellement l’environnement. Nous avons pensé qu’il était important de mettre l’accent sur des pratiques agricoles vertueuses, certes minoritaires, mais qui se développent. »

Texte et photos : Jean-Michel Delage/Hans Lucas. Article paru dans Echos du Monde

[1] Le Réseau Bretagne Solidaire est né de la fusion de deux réseaux bretons dédiés à la coopération et à la solidarité internationale https://www.bretagne-solidaire.bzh/

[2] Les bénévoles (les Woofeurs) s’initient aux savoir-faire et aux modes de vie  biologiques, en prêtant main-forte à des agriculteurs ou particuliers (les hôtes) qui leur offrent le gîte et le couvert.

Entretien avec Jean Ziegler: la voix des sans voix

décembre 15th, 2021 by

Jean Ziegler a été le premier rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation entre 2000 et 2008. Il est actuellement vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. À 87 ans, cet homme, au regard aiguisé sur le monde et à l’optimisme débordant, encourage la société civile à continuer à lutter contre l’« ordre cannibale du monde ».

Échos du monde : Dans Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (2018), vous abordez le concept de « société civile planétaire ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi.

Le philosophe Emmanuel Kant

Jean Ziegler : Les mouvements sociaux sont composés d’organisations non gouvernementales qui s’opposent à l’ordre cannibale du monde.
Une société civile n’a aucun programme, aucune ligne de parti, elle ne cherche pas de résolution finale ; elle veut être la voix de celui qui n’en a pas pour se défendre. Chaque mouvement qui la compose lutte là où il est : pour la terre, contre l’emprisonnement politique arbitraire, pour le droit d’être soigné et d’avoir accès aux médicaments…. Ces mouvements échangent et se coordonnent, sans aucune contrainte. C’est cela que j’appelle une « fraternité de la nuit ».

Mais il faut des éléments déclencheurs pour que la société civile s’éveille et grossisse, comme le mouvement Black Lives Matters, la lutte pour l’écologie et la justice sociale. En voyez-vous d’autres ?

J.Z : Ceux qui concernent les femmes bien sûr !
La société civile est le nouveau sujet de l’histoire, elle a fait des progrès considérables dans différents pays : la lutte contre les discriminations faites aux femmes sur la question des salaires, les associations contre l’excision… Les syndicats agricoles africains sont d’une puissance magnifique ! Le mouvement Via Campesina, avec ses 42 millions de personnes à travers le monde a imposé aux Nations unies les droits des paysans. Maintenant, il y a un droit à la semence, à la propriété de la terre, à l’irrigation, à l’alimentation. Ces droits de l’homme sont ancrés à jamais dans le catalogue des Nations unies !

Fierté, Femme, Noire , Agricultrice… scandent ces femmes qui participent à la « 10e Marche pour la vie des femmes et pour l’agroécologie », le 14 mars 2019 dans l’État Paraíba, au Brésil. © Jean-Claude Gerez.

Le sommet de l’ONU sur les systèmes alimentaires qui s’est tenu en septembre 2021 à New York ne semble pas prendre cette direction… Des ONG l’ont critiqué pour la part belle qu’il fait au secteur agro-industriel.

J.Z : Ce sommet est un scandale pur et simple. Il est une plateforme pour les multinationales qui contrôlent, au niveau mondial, 85 % du stockage, du transport, de l’assurance, de la distribution des aliments de base, maïs, blé et riz, qui représentent 75 % de la consommation mondiale. Cette situation est totalement absurde. Le rapport annuel de la FAO [1] montre l’ampleur du scandale : toutes les cinq secondes, un enfant en dessous de dix ans meurt de faim. Un homme sur onze est en permanence sous-alimenté et se dirige vers la mort.

Toutes les quatre minutes, quelqu’un perd la vue à cause du manque de vitamine A. Plus de deux milliards d’humains sur les 7,4 que nous sommes n’ont pas un accès régulier à l’eau potable non nocive, et je peux multiplier les exemples. Ce même rapport de la FAO – et Dieu sait que ceux qui la composent ne sont pas des révolutionnaires – écrit noir sur blanc que l’agriculture mondiale, notamment grâce aux subventions agricoles, pourrait nourrir sans problème douze milliards d’êtres humains : presque le double de l’humanité, si la distribution était équitable !

Or, pour l’instant, elle dépend exclusivement du pouvoir d’achat du consommateur dans les pays riches. Le pape François emploie le terme de « déchets » concernant les très pauvres : « Avec l’exclusion est touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit. Les exclus ne sont pas des exploités, mais des déchets. »

Un milliard de personnes sont tellement pauvres qu’elles sont hors de l’humanité ; elles n’auront jamais une vie normale avec la santé, un revenu, un travail, etc.

L’absurdité est telle que pour la première fois dans l’histoire des hommes, on sait que la faim pourrait être totalement vaincue sur cette planète. Mais l’ordre cannibale du monde tue sans nécessité. Parce que, pour moi, un enfant qui meurt de faim est assassiné. Et il y a des responsables précis dans ce massacre quotidien. Sur les 71 millions de personnes qui quittent l’humanité chaque année, toutes causes de mortalité confondues, 18 % meurent de faim ou de maladies de la faim. Autrement dit, sur une planète qui déborde de richesses, la faim est encore la première cause de mortalité. N’est-ce pas un monde totalement absurde ?

Comment la société civile devrait-elle s’engager sur ce sujet de la faim ?

J.Z : Je vois quatre mécanismes. D’abord la dette extérieure : écrasante des pays les plus pauvres doit être annulée pour qu’ils puissent investir dans l’agriculture. Le Mali, le Sénégal, le Bangladesh, le Guatemala… sont dans l’impossibilité d’investir le moindre sou dans l’agriculture. Les sept pays du Sahel, par exemple, ont, en moyenne, une productivité de 600 à 700 kg par hectare céréalier alors qu’elle est de 10 000 kg en Bretagne ou en Lombardie. Non pas parce que le paysan italien ou français est plus compétent ou travailleur que le béninois ou malien, mais parce qu’un paysan européen bénéficie de subventions agricoles. La société civile s’est déjà bien emparée de ce sujet.

Elle est aussi très active pour tenter de stopper le déversement de la surproduction agricole européenne, considérable, sur les marchés africains. Les surplus, autrefois brûlés, sont déversés, par exemple au marché central de Dakar, Sandaga. Sur ce marché coloré, bruyant, magnifique, vous pouvez acheter des fruits, des légumes, des poulets allemands, espagnols, français, au tiers ou à la moitié du prix du produit équivalent africain. Quelques kilomètres plus loin, sous un soleil de plomb, avec ses enfants et sa femme, le paysan sénégalais se crève au travail et n’a pas la moindre chance d’arriver à un minimum vital. Il s’enfuira sûrement en Europe avec sa famille au risque de périr en mer….

Le troisième front doit être la lutte contre la spéculation boursière. Le riz, le blé et le maïs sont des marchandises négociées en Bourse comme n’importe quelle autre marchandise créant des profits énormes aux spéculateurs des grandes banques. Si le prix du riz explose, la mère dans les bidonvilles de Manille, de Lima, de Dakar ou dans les favelas du Brésil ne pourra pas acheter la nourriture quotidienne, et ses enfants risquent de mourir.

Pour Jean Ziegler, la dette des pays pauvres doit être annulée pour qu’ils puissent notamment investir dans l’agriculture. Ici, un paysan éthiopien. © Thierry Brésillon

Il faut proscrire immédiatement la spéculation boursière sur les aliments de base. Comment ? C’est très simple, par la loi ; aucune Bourse au monde ne fonctionne sans loi. Le parlement d’un pays peut, si la pression de l’opinion publique est assez forte, introduire un article nouveau pour interdire les spéculations boursières ; des centaines de millions de personnes seraient sauvées en quelques mois…

Enfin, l’accaparement des terres doit être éradiqué. En 2020, 41 millions d’hectares de terres arables africaines ont été accaparés par la corruption ou loués par des multinationales, des fonds de pension européens et américains. Les familles de paysans sont expulsées. Sur ces terres, les multinationales font des plantations de canne à sucre et de palmier à l’huile pour produire du bio­ éthanol et du biodiesel, revendus en Occident. Le pire est que la Banque mondiale et les banques de développement, qui sont publiques, sont financées par le contribuable européen qui participe donc à cet accaparement ! La société civile a un rôle très important à jouer là-dessus.

Comment considérez-vous cette expertise de plaidoyer dont s’emparent de plus en plus les mouvements de la société civile ?

J.Z : Il est son arme centrale, car la société civile planétaire est une armée ! En 2021, selon la Banque mondiale, les 500 premières sociétés multinationales du monde ont contrôlé 52,8 % du produit mondial brut. Plus puissantes que les États, elles fonctionnent suivant un seul principe : la maximalisation du profit dans le temps le plus court possible et à n’importe quel prix humain. Ce sont les ennemis de l’humanité contre lesquels les mouvements de la société civile sont en lutte permanente, à travers l’arme du plaidoyer. Il permet de créer la transparence et de réveiller la conscience collective. Car la plupart des pays où sont basées ces multinationales sont des démocraties ! Les constitutions française, allemande, américaine, nous donnent tous les outils dont nous avons besoin, des élections à la grève générale, pour forcer nos gouvernements à changer radicalement de politique.

L’émancipation collective de l’homme, préalable à l’insurrection des consciences, progresse. Elle aboutira à l’action collective.

La crise du Covid-19 a renforcé les inégalités partout dans le monde, certains régimes autoritaires se sont renforcés… Restez-vous optimiste ?

J.Z : « La route est bordée de cadavres, mais mène à la justice », disait Jean Jaurès. Je suis persuadé que la vie, le combat, l’histoire ont un sens. La société civile, à travers ses combats, fait des progrès formidables et elle a mis en évidence ce que disait très justement Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « Chacun de nous est responsable de tout, devant tous. »

Donc optimiste, c’est faible ! Je vois que l’émancipation collective de l’homme progresse, préalable à l’insurrection de consciences, qui aboutira à l’action collective. Je tiens à terminer par cette phrase de Georges Bernanos : « Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres. » Ces mains, ce sont celles de la société civile partout dans le monde.

Clémentine Méténier

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[1] L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture publie un rapport annuel intitulé « L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde ».