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Les bords du Mékong bouleversés par les barrages

décembre 16th, 2022 by

Au Laos, la construction des barrages sur le Mékong perturbe profondément l’écosystème du fleuve. Les prises de poissons ont chuté mettant en péril les revenus des communautés de pêcheurs du voisin thaïlandais.

Le pêcheur thaïlandais Suta Insuran brandit un amas de branchages secs, l’enchevêtrement du système racinaire d’un Harmonia. Cet arbuste s’accroche habituellement sur les rochers du fleuve Mékong. « Les racines servaient de nurserie pour les poissons. Cet espace coinçait les sédiments, et les larves y trouvaient des nutriments précieux à leur développement », explique-t-il. Désormais, ces arbustes dépérissent. Le développement des algues sur les feuilles bloque la photosynthèse et entraîne leur déclin. Une catastrophe car les poissons perdent des lieux de reproduction. À Ban Muang, village de la province de Nong Khai dans le nord-est de la Thaïlande, les pêcheurs ne cessent de constater les changements du fleuve.

Les pièges à poissons et les filets sont de moins en moins utilisés.
Faute de revenus, la majorité des pêcheurs se tournent vers d’autres ressources.

©Tananchai Keawsowattana

« Nous avons commencé à voir des modifications à partir de 2010 avec les premiers barrages chinois », relève le pêcheur Chaiwat Parakun. L’inscription Save the Mekong, « Sauver le Mékong », barre son tee-shirt. Un cri d’alarme, car le fleuve souffre et les communautés qui en dépendent aussi. En 2019, à 400 kilomètres au nord du village, la mise en route du barrage de Xayabury, d’une puissance de 1 285 watts, sur la partie laotienne du Mékong a sonné le glas d’un mode de vie en aval. Dans certaines zones en Thaïlande, le nombre de poissons a décliné jusqu’à 80 %.

À Bang Muang, seuls une dizaine de passionnés continuent la pêche, incapables de se résigner. « Mais, c’est plus pour le plaisir, car on ne gagne plus notre vie », disent-ils. Accompagnés par l’association Mekong Butterfly, soutenue par le CCFD-Terre Solidaire, ces amoureux du fleuve scrutent et enregistrent les modifications de l’écosystème dont ils sont témoins. Les symptômes sont multiples. Ainsi, autrefois, on pouvait se tenir debout sur ces rochers à fleur d’eau. Désormais, les algues les envahissent et ils sont trop glissants : signe que les poissons ne sont plus assez nombreux pour réguler leur prolifération.

En 2019, les eaux sont devenues d’un bleu clair, couleur inédite ici tant le brun du Mékong signale la richesse de ses alluvions. Une baisse de la turbidité néfaste non seulement pour la survie des poissons, mais également pour les berges, dont la richesse en alluvions permet de cultiver des jardins. Trouble ultime, la fin du lent et progressif renversement saisonnier du niveau du fleuve rythmé entre saison sèche et celle des pluies. Désormais, dans la même journée, les eaux sont basses, puis hautes. « Je le constate au nombre de marches qui descendent de chez moi au fleuve. Aujourd’hui, elles sont découvertes. Nous sommes en période de mousson, et le fleuve ne devrait pas être si bas », constate Sutorn Bakeo.

Se battre fait partie de nos responsabilités, notamment envers nos enfants, même si nos chances de gagner sont minimes.

Prayoon Saenae

« C’est l’effet du barrage, ajoute Chaiwat Parakun. Ils activent les vannes sur des créneaux de huit heures. Elles sont fermées durant huit heures, puis ouvertes les huit suivantes. » Montree Chantawong de Mekong Butterfly montre les clichés méthodiquement classés des différents stades de développement de la Cryptocoryne loeiensis. Cette plante endémique se réveille de novembre à décembre, à la faveur de la baisse du niveau du fleuve, et fleurit en février. En février dernier, l’eau a submergé la plante en une heure. Une entrave à la production des fleurs, et donc à sa capacité à se régénérer.

Autres données collectées par l’association, les tableaux des prises de poissons enregistrés par les villageois. Certaines espèces ont été trouvées en dehors de la saison habituelle, et plus rien n’est prévisible. « Nous sommes désorientés, les zones de pêche ont changé, les poissons perdent leur habitat naturel. L’eau change de direction sans cesse », énumère Suta Insuran.

Dans l’abri de leur association, les pêcheurs exposent leurs outils de travail. Comme des vestiges. Des pièges à poissons ou des filets dont l’usage est désormais obsolète. Comment payer un filet, sa réparation ou l’essence pour le moteur alors que les ventes de poissons chutent ? « Ce filet coûte 1 000 bahts (26 euros) et celui-ci 1 500 (40 euros). Mais ils sont utilisés par paire, c’est donc 3 000 bahts (80 euros). Autrefois, nous pêchions 40 kilos par jour, aujourd’hui le filet reste suspendu. » L’époque où en dix ou vingt minutes, on attrapait suffisamment de prises pour se nourrir est révolue. Sous la contrainte, la majorité des pêcheurs se tourne vers d’autres sources de revenus, notamment la collecte de l’hévéa. Un travail longtemps réservé à la période de mousson, saison moins propice à la pêche.

La pêche ne fait plus partie des revenus des villageois

Quatre-vingts kilomètres plus au nord, la ville de Chiang Khang dans la province de Loei a fait du Mékong une attraction touristique. Les visiteurs multiplient les selfies. La vue est belle le long de la promenade construite en bordure du fleuve. À quelques mètres, en face, le Laos. Le Mékong marque la frontière entre les deux pays. Au loin, la ligne des sommets montagneux. Rien d’étonnant que l’on vienne ici admirer ce panorama remarquable depuis les terrasses de restaurants, cafés et boutiques.

À l’écart de la venelle touristique, au bout du village, on accède à la pagode Phon Chai. Là, des statues géantes vêtues de hardes multicolores semblent garder l’accès à la plate- forme de l’association des pêcheurs. Elles représentent les génies protecteurs à qui il est indispensable de faire des offrandes. Mais le rituel n’a pas permis de se protéger des changements dramatiques en cours.

Un des pêcheurs qui se bat pour la préservation du Mékong. ©Tananchai Keawsowattana
De l’autre côté du fleuve, le Laos. ©Tananchai Keawsowattana

« Depuis cinq ans, nous nous tournons vers l’agriculture plutôt que vers la pêche. Je pense à ouvrir un café pour les touristes. Avant, je venais tous les jours pêcher. Cela me manque », explique Pa Yun. La plateforme installée sur l’eau sert d’espace d’accueil pour les touristes. Les pirogues attendent les visiteurs au bout de la barge. En dix ans, le nombre de pêcheurs a chuté passant de 200 à 300 personnes à une cinquantaine. Avant 2019, la moyenne des revenus de la pêche était comprise entre 4 000 et 5 000 bahts par mois (entre 107 et 131 euros). Aujourd’hui, on ne compte même plus. Car pêcher ne fait plus partie des revenus. Les autorités ne proposent rien pour compenser cette perte.

Face à cette situation, les communautés des bords du Mékong de huit provinces touchées par les effets du barrage se sont organisées. Trente-sept villageois, représentant ces provinces, ont porté plainte. Mais si la cour a reconnu les impacts environnementaux et sociaux du barrage, elle n’a pas annulé l’accord commercial considérant qu’il n’était pas la cause directe de ces dommages.

Sur le cours principal du Mékong, une dizaine de projets hydroélectriques sont dans les tuyaux à des stades différents de développement.

Et que dire du projet d’un barrage prévu à 20 kilomètres au nord qui devrait produire 684 mégawatts ? Prayoon Saenae ne se fait pas d’illusions : « Se battre fait partie de nos responsabilités, notamment envers nos enfants, même si je suis conscient que nos chances de gagner sont minimes. » Il ajoute : « Je suis né ici, j’ai été baptisé dans le Mékong. C’est un peu comme une seconde mère pour moi. »

Le Laos veut devenir la « pile de l’Asie du Sud-Est »

Si le Mékong est une « seconde mère » pour les habitants du fleuve, elle est aussi une source de devises pour le gouvernement communiste laotien. Dans les années 1990, le pays a décidé de devenir la « pile de l’Asie du Sud-Est. » Une dizaine de projets hydroélectriques sur le cours principal du Mékong sont ainsi dans les tuyaux à des stades différents de développement. Une production essentiellement destinée à l’exportation, mais également aux besoins nationaux en électricité. Depuis une dizaine d’années, dans les villages laotiens, que l’on aperçoit depuis la Thaïlande, « la lumière brille toute la nuit ». Alors qu’au plus fort de la guerre froide, dans les années 1980, la Thaïlande se faisait un point d’honneur d’éclairer ses berges, symbole d’une réussite face à la noirceur de la nuit dans laquelle le régime communiste laissait sa population.

En face du village de Kok Wao, au sud de Chiang Khang, la rive laotienne se trouve à moins de 200 mètres. Au milieu du fleuve, pêcheurs laotiens et thaïlandais se croisent, échangent des informations. Certains Laotiens viennent travailler en Thaïlande laissant leur famille au pays. Ils soulignent les différences entre les deux régimes.

« Nous sommes plus libres ici. Notamment de parler. Là-bas, les gens ont peur », affirme Phonpimon Chanhom, habitante de Kok Wao et membre du réseau de Mekong Community. Rassemblés autour d’elles, cinq voisins expriment leurs inquiétudes. À 500 mètres au sud de leur village, le Laos envisage la construction du barrage de Pak Chom. Si le projet voit le jour, 500 foyers seront déplacés pour céder la place à un réservoir.

« Nous n’avons pas d’informations ou très peu. On ne sait même pas où en est le projet. Mais nous sommes une minorité dans le village à manifester notre opposition. Nos voisins n’osent pas, car les autorités semblent favorables au projet », fulmine la jeune femme.

Elle évoque le choc ressenti quand des universitaires sont venus collecter des objets usuels ! Ils demandaient à acheter des barques pour les préserver de la disparition. « Ils ne sont pas revenus depuis un certain temps », remarque-t-elle. Est-ce le signe que le projet est suspendu ? Impossible de le dire. Le chef de village a exclu les protestataires du réseau WhatsApp de partage d’informations. Yong Turadee a plus de 60 ans. Son visage est buriné par le temps passé sur sa barque à pêcher. Il se prépare à descendre sur son bateau, plus pour le plaisir d’être sur l’eau que pour pêcher. « Si nous partons, dit-il, notre culture, notre histoire, notre mémoire collective tout va disparaître : nous perdrons notre identité. » Et puis où aller ? Mme Tongluan Wongsapan s’inquiète : « Nous n’avons plus de lieu où vivre. Nous sommes cernés d’un côté par l’eau et de l’autre côté par la montagne classée réserve nationale. Nous n’aurons plus de terres ! »

Il est bientôt 17 heures. Enfants et adultes se rassemblent peu à peu sur la promenade longeant le fleuve. En contrebas, sur la berge, une pirogue rouge et bleu tangue doucement. Dix hommes y montent à tour de rôle. Une fois assis, le capitaine les encourage. D’un coup, les rameurs saluent le fleuve, mains jointes. Courte prière avant de plonger leur pagaie au rythme des injonctions du barreur. C’est le premier jour d’entraînement avant la course de pirogues prévue dans dix jours.Ces joutes sont organisées en fin de saison des pluies, un rendez-vous collectif pour célébrer l’abondance.

Phonpimon regarde l’embarcation s’éloigner et remonter vers le nord. Elle attend sur le bord avec ses copines le retour de la pirogue. Ce sera bientôt le tour de l’équipe féminine de s’entraîner. Pas question de rater la prochaine joute. « Nous devons le faire au nom de notre village », lance-t-elle dans un sourire. Dans la lumière dorée du soir et la joie collective du moment, le temps est suspendu. Éloignant d’un coup les menaces des changements en cours.

Christine Chaumeau

La finance solidaire plébiscitée par les épargnants

novembre 25th, 2022 by

Vingt ans après sa création, l’édition 2022 du Baromètre de la finance solidaire met en évidence le dynamisme de ces placements qui permettent de donner un sens à son épargne. Un bond en avant historique bienvenu compte tenu des enjeux.

2021 a été sans conteste l’année de tous les records pour la finance solidaire : avec 1,2 million de nouvelles souscriptions et 5,1 milliards d’euros supplémentaires collectés pour un encours de 24,5 milliards d’euros en 2021. Cette progression de 26,6 % en un an a permis de verser 4,3 millions d’euros de dons à des associations et de générer 699 millions d’euros de financements solidaires pour soutenir 1 350 projets à impact social et environnemental, selon le baromètre 2022 publié chaque année par Fair. Ce collectif rassemble des établissements financiers, des entreprises solidaires et des associations – dont le CCFD-Terre Solidaire – et gère le label Finansol distinguant ces placements auprès du grand public.

4,6 m

de personnes en situation de pauvreté ont bénéficié de services essentiels en 2021

38 758

emplois ont été soutenus

Ces chiffres reflètent le dynamisme de ces produits financiers pas comme les autres. Leur spécificité ? Proposer d’investir dans des produits dont la finalité est plus tournée vers les populations les plus vulnérables ou la protection des écosystèmes que vers la seule performance financière, à travers le partage d’une partie du rendement avec les entreprises et associations socialement responsables… En 2021, 4,6 millions de personnes en situation de pauvreté, dont 3,2 millions en Afrique, ont pu, grâce à la finance solidaire, bénéficier de services essentiels, 38 758 emplois ont été soutenus, 1 619 personnes relogées, 5 904 foyers approvisionnés en énergies renouvelables ou 1 212 hectares d’agriculture biologique déployés et 71 agriculteurs accompagnés.

Un dynamisme dû à de multiples facteurs

Si ces produits séduisent, c’est parce qu’ils correspondent à la demande de nombreux souscripteurs soucieux de donner un sens à leur épargne. Cette performance n’est en effet pas étrangère à la crise du Covid-19 qui a remis sur le devant de la scène des valeurs de solidarité et de partage. La montée des inégalités a elle aussi joué un rôle auprès d’une opinion sensibilisée par ailleurs aux questions environnementales ou climatiques. Les produits solidaires intéressent d’autant plus que le rendement n’est pas inférieur à celui des produits classiques avec, cerise sur le gâteau, des frais de gestion inférieurs et une plus grande transparence, selon une étude publiée en 2021 par l’AMF (Autorité des marchés financiers).

1 619

personnes relogées

5 904

foyers approvisionnés en énergies renouvelables

La date butoir de 2030 pour atteindre les 17 objectifs de développement durable (ODD) adoptés par la communauté internationale en 2016 se rapproche. La nécessité de réorienter les fonds publics, mais également privés, vers des actions visant à éradiquer la pauvreté, la faim, parvenir à l’égalité entre les sexes, proposer un travail décent pour tous, accéder à l’eau propre et à l’assainissement ou à garantir la paix et la justice a changé la donne. En juillet dernier, à l’occasion de la publication du rapport 2022, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres a en effet reconnu que « nous devons nous élever plus haut pour sauver les ODD et rester fidèles à notre promesse d’un monde de paix, de dignité et de prospérité sur une planète en bonne santé ».

Le bon grain et l’ivraie

Compte tenu de ces enjeux, la montée en puissance de la finance solidaire a par ailleurs été facilitée par plusieurs mesures législatives : à l’image d’un encouragement au développement de l’épargne salariale représentant plus de 50 % des encours – premier canal de développement de la finance solidaire. Mais aussi de différents dispositifs inscrits dans la loi PACTE telles la création d’un nouveau plan retraite ou l’obligation de proposer des unités de comptes solidaires dans les contrats d’assurance vie multisupports.

1 212

hectares d’agriculture biologique déployés

71

agriculteurs accompagnés

Des mesures qui ont favorisé la diversification des produits due à l’innovation des entreprises et associations et renforcer l’engagement des établissements financiers dans leur promotion de ces « produits à impact ». Un concept sur lequel il importe de rester vigilant, selon Laurence Bailly, responsable marketing-fidélisation au sein de la direction du développement des générosités du CCFD-Terre Solidaire : « Nous préférons parler de finances pour l’impact social, environnemental, car nous nous inscrivons dans le cadre de démarches citoyennes et solidaires dans lesquelles nous soutenons des projets plus que nous cherchons à tirer profit de l’impact des projets financés. »

Laurence Estival

Un levier pour le CCFD-Terre Solidaire

Depuis bientôt 40 ans, le CCFD-Terre Solidaire s’est investi dans la promotion de la finance solidaire avec le lancement en 1983 de Faim et Développement, un premier fonds créé avec le Crédit coopératif avec deux objectifs à la clé. « Il s’agissait de participer à l’émergence d’un nouveau type de produits financiers et de diversifier nos ressources pour mieux accompagner les projets de nos partenaires », explique Laurence Bailly. C’est cet esprit pionnier que l’association de solidarité internationale continue d’entretenir. Avec, chaque fois, la volonté de devenir de plus en plus sélective sur les caractéristiques des nouveaux FCP (Fonds commun de placement) proposés au public. C’est ainsi qu’en 2015, le FCP Éthique et Partage, géré par Meeschaert chargé de sélectionner les entreprises dans lesquelles l’épargne est investie en fonction des secteurs d’activité – dont étaient déjà exclus l’alcool, l’armement, les jeux d’argent, les OGM alimentaires et le tabac – a été un des premiers à ajouter les énergies fossiles à cette première liste. « Compte tenu de leur responsabilité dans le changement climatique, c’était une très grande avancée », mentionne la responsable.

Garder l’esprit pionner

Avec cette même volonté de garder une longueur d’avance, le CCFD-Terre solidaire a décidé en 2018 de lancer un nouveau FCP Faim et Climat, géré par Ecofi, une filiale du Crédit coopératif. L’investissement est effectué sur des entreprises qui proposent des solutions aux enjeux du développement durable. Il s’agit essentiellement d’acteurs engagés dans des activités écoresponsables telles que des énergies renouvelables, des transports et de l’agriculture propre. En sont exclues, outre les entreprises du secteur des énergies fossiles, celles œuvrant dans le nucléaire ou l’incinération des déchets.

« Le dérèglement climatique est un enjeu vital pour nos partenaires du Sud qui en sont les principales victimes. Il menace leur sécurité alimentaire alors que ce sont les pays du Nord qui sont les principaux responsables », poursuit Laurence Bailly, rappelant que ce FCP est un des rares fonds, en dehors même de la finance solidaire, à avoir obtenu le label Greenfin, un label « vert » particulièrement exigeant. Des critères qui ne sont sans doute pas étrangers à son succès auprès des épargnants : en 2020, les sommes collectées sont passées de 1 025 euros à 42 532 euros en une année ! Un montant qui, ajouté à celui généré par le FCP Éthique et Partage, a dépassé les 125 000 euros, avec des rendements supérieurs à l’indice de référence.

De quoi permettre au CCFD-Terre Solidaire, tous produits de partage confondus, de percevoir 833 000 euros de dons en 2021 pour accompagner ses organisations partenaires…

Colombie : Andrea Echeverri, la foi de la jungle

octobre 13th, 2022 by

Rencontre avec la responsable « Jungle et biodiversité » de Censat Agua Viva, partenaire colombien du CCFD-Terre Solidaire. Elle estime que pour aimer et défendre la forêt, il faut la connaître.

Andrea Echeverri le répète volontiers : « j’aime la vie et la nature ». En particulier, la forêt tropicale et les animaux qui l’habitent. Depuis le virevoltant colibri, son animal fétiche, qu’elle a tatoué sur son épaule droite, jusqu’aux lucioles, la nuit, qui « donnent à la nature un aspect magique ». La jeune femme au sourire franc en accepte aussi les aléas. Comme celui de devoir « fuir un serpent dangereux au milieu de la nuit ! » C’était il y a dix ans, lors de son premier bivouac avec des amis. Andrea avait 24 ans.

Plus de 174 000 hectares ont disparu rien qu’en 2021, principalement en Amazonie. Soit une superficie équivalente à Bogota, la capitale.

La frayeur du moment ne l’a pas détournée de cet amour viscéral qui venait de naître pour la forêt. « La jungle, corrige-t-elle. La forêt peut être un lieu ordonné, apprivoisable. La jungle, c’est la puissance. » Une puissance menacée en Colombie, et pour laquelle Andrea se bat depuis cinq ans au sein de Censat Agua Viva-Les Amis de la Terre, où elle est responsable de la thématique « Jungle et biodiversité ».

« Nous travaillons notamment sur les effets de la déforestation et sur les solutions proposées par les peuples qui vivent dans et de cette forêt. » Car la déforestation avance à grands pas. Rien qu’en 2021, plus de 174 000 hectares ont disparu, principalement en Amazonie. Soit une superficie équivalente à Bogota, la capitale. En cause, la création de pâturages pour l’élevage extensif de bétail, le développement des monocultures de palmiers (pour l’huile), de canne à sucre et d’eucalyptus. « La création d’infrastructures, comme des routes, pour l’exploitation du pétrole et des minerais, est aussi un facteur de plus en plus important de déforestation. » Sans oublier, dans une moindre mesure, la croissance de la demande de plante de coca pour la production de cocaïne.

Les mauvaises surprises de la compensation carbone

Andrea travaille aussi sur le thème de la compensation carbone, en pleine expansion dans le pays. « Notre mission est triple. Nous effectuons des recherches sur ce que cela représente concrètement
pour les populations, et comment ils la vivent. Nous synthétisons et communiquons sur ces expériences, souvent négatives. Et, surtout, nous accompagnons les populations ayant signé des accords, notamment au niveau juridique. »

Car les mauvaises surprises sont légion. « Peu de gens comprennent vraiment dans quoi ils se sont engagés, et ils se retrouvent sou­vent pris au piège d’une terre devenue sanctuaire. Ils ne peuvent plus ni abattre un arbre pour construire une maison ou une pirogue, ni chasser, ni même déboiser pour planter ce dont ils ont besoin pour vivre. »

De ces multiples missions au cœur de la jungle, Andrea a tiré au moins deux convictions. La première, c’est qu’« il faut inviter toutes les personnes qui veulent défendre l’Amazonie à y séjourner. Pour sentir la force de la nature, percevoir sa dimension spirituelle, en apprécier la richesse médicinale et goûter à l’humilité qu’inspirent les gens qui y vivent ».

La seconde, c’est que « si la nature a besoin des humains – et ça reste à prouver –, elle n’a pas besoin de nous en tant que capitalistes. Juste de gens qui veulent la connaître, la respecter et vivre en harmonie avec elle ». Andrea, elle, a fait son choix. « Je sens que je suis liée à vie à la forêt amazo­nienne, à ses peuples, à sa faune. Et malgré les menaces qui planent sur elle, pour moi, l’Amazonie c’est l’espoir ! » Un espoir à partager, car « il faut être ensemble pour la sauver ».

Jean-Claude Gérez

Amazonie : les bonnes ondes communautaires de Hugo Ramirez

octobre 11th, 2022 by

Pour le coordinateur du réseau Aler, partenaire du CCFD-Terre Solidaire, les radios communautaires latino-américaines, notamment en Amazonie équatorienne, sont des outils de formation politique et citoyenne.

Son parcours prédestinait Hugo Ramirez à devenir un jour le coordinateur général de l’Association latino-américaine d’éducation et de communication populaire (Aler). « J’ai grandi dans un quartier pauvre d’Arequipa, au sud du Pérou. À 14 ans, j’ai commencé à faire de la radio en accrochant un haut-parleur sur un poteau de ma rue. » Au micro, l’adolescent délivre un journal hebdomadaire local : « L’idée était de donner des nouvelles du quartier à des gens pauvres, en grande partie analphabètes. » Il réalise alors qu’il est possible d’utiliser ce médium comme un outil d’éveil politique, d’en faire un acteur social à part entière, « capable de faire se lever les gens pour améliorer leurs conditions de vie ».

Quarante-trois ans plus tard, Hugo fait vivre cette intuition au niveau continental en orchestrant dans dix-sept pays, les 86 « expériences de communication », stations ou réseaux de radios, que regroupe Aler.

L’association, qui fête cette année ses 50 ans, est structurée en réseaux, dont certains sont thématiques, comme le « Réseau panamazonien de communication ». Créé en 2007, il rassemble des communicants boliviens, équatoriens, péruviens, vénézuéliens, brésiliens et colombiens. « Nous produisons un programme hebdomadaire, la Voix de l’Amazonie dont la ligne éditoriale est la défense de la vie, de l’environnement et de la maison commune, chère au pape François. »

La communication aura toujours une dimension importante dans les processus de changement et de transformation.

Les reportages, les interviews et les chroniques présentent un panel de ce que la Panamazonie offre de meilleur et de pire, entre activités extractivistes destructrices et alternatives vertueuses au développement.

Les indigènes manifestent pour leurs droits à la terre

En Amazonie équatorienne qui s’étend sur près d’un tiers de la surface du pays, les radios du réseau diffusent également un bulletin d’information quotidien qui évoque des menaces locales spécifiques. « L’Oriente [l’autre nom donné à la région amazonienne] regorge de pétrole, et les fuites sont fréquentes, ce qui provoque des dommages pour l’environnement. Et la situation s’est aggravée lorsque le gouvernement a commencé à encourager l’exploitation. »

Des velléités freinées par les violentes manifestations de juin dernier, quand les indigènes ont fait valoir leurs droits à la terre. « Mais les menaces liées à l’exploitation minière illégale sont toujours présentes, tout comme les pressions des compagnies chinoises pour exploiter le sous-sol. »

Ce climat ne facilite évidemment pas le travail des journalistes des radios communautaires. « Les communicants sur place connaissent parfaitement le terrain et les leaders locaux. » Un atout, mais pas une garantie. La preuve ? « À Sucumbíos, en février, une journaliste, d’une radio locale membre du réseau Aler, a dû quitter la région après avoir été la cible de tirs. Elle avait réalisé des reportages sur les victimes de fuites massives de pétrole après la rupture d’un oléoduc dans un parc naturel de la région. »

S’il conjure les journalistes d’être prudents, Hugo veut poursuivre sa mission. « Car la communication aura toujours une dimension importante dans les processus de changement et de transformation. Et les radios communautaires y ont toute leur place. »

Photo © ALER

Le Fospa dénonce l’écocide en cours en Amazonie

octobre 9th, 2022 by

La dixième édition du Forum social panamazonien (Fospa) s’est tenue à Belém, au Brésil, du 28 au 31 juillet. Une nouvelle occasion pour les défenseurs de l’Amazonie d’alerter l’opinion publique internationale sur les crimes environnementaux et humains qui ravagent le poumon vert de la planète.

Les banderoles étaient portées à bout de bras, entre rage et (dés)espoir. Vingt ans après le premier Forum social panamazonien, qui s’était déjà tenu à Belém, le 10e Fospa a réuni, lors de la marche inaugurale, des centaines de représentants de mouvements sociaux et indigènes des peuples amazoniens du Brésil, du Pérou, d’Équateur, de Bolivie, de Colombie, du Venezuela, du Guyana, du Suriname et de la Guyane française. Ils ont clamé leur inquiétude et voulu faire passer un message aussi simple que glaçant, martelé par Iremar Ferreira, l’un des fondateurs, et secrétaire du Fospa : « Il faut expliquer au monde la situation d’ur­gence humanitaire et climatique de l’Amazonie, qui vit déjà un génocide de ses peuples et un écocide ! »

La destruction de l’environnement a été au centre de la centaine de débats et tables rondes qui se sont tenus durant trois jours dans l’enceinte de l’université fédérale du Para. Avec le sentiment, chez certains acteurs historiques de la défense de l’environnement, « d’avoir déjà perdu la bataille » et « de se battre aujourd’hui pour sauver ce qui peut l’être encore ». Lors de la remise du rapport de la Cour internationale des droits de la nature en 2014, le philosophe indigène Ailton Krenak a été tranchant : « Les humains seront renvoyés de la terre pour mauvaise conduite. Parce qu’ils ne savent même pas regarder les astres, les mouvements des étoiles, les pluies. Les humains perdent tellement le contact avec la Terre Mère que bientôt la Terre perdra le contact avec eux. »

Se battre et rester unis

Le forum a cependant mis en lumière les innombrables formes de résistance. Les organisateurs avaient choisi d’articuler l’évènement autour de cinq « maisons des savoirs et des sens » : la Maison du Bien commun, celle des Peuples et des Droits, celle des Territoires et de l’Autonomie, celle de la Terre Mère et enfin celle de la résistance des Femmes. Marisol Garcia, charismatique quadragénaire péruvienne, leader de la communauté indigène Tupac-Amaro, est venue « lancer un cri par-delà les frontières. Car nous autres, peuples indi­gènes, en particulier les femmes, nous incarnons aujourd’hui la “ résistance ”. Nous voulons faire prendre conscience aux êtres humains qu’ils doivent changer leurs modes de consommation ! »

La situation du Brésil, qui représente les deux tiers du territoire panamazonien, a été largement évoquée. « L’Amazonie est l’un des endroits qui ont le plus souffert des impacts de l’antipolitique environnementale du gouvernement Bolsonaro, a expliqué Auricélia Arapiuns, coordinatrice exécutive du Conseil indigène Tapajós-Arapiuns, Nous avons ici l’occasion de rencontrer des représentants d’autres peuples et de mettre en place des structures de défense de nos territoires contre la dévastation des Blancs. »

Un sentiment partagé par Walter Limache Orellana, représentant l’articulation Fospa Bolivia : « Le seul moyen qui nous reste est de nous battre et de rester unis. » Une union inspirée d’expériences prometteuses comme la mise en place de gouvernements autonomes au Pérou par les peuples Wampis et Awajuns, largement évoquées lors des débats de la Maison des territoires et de l’autonomie.

L’Église et les politiques

Dans cette volonté de mobilisation, les mouvements d’Église jouent un rôle. Devenu un acteur central de la Panamazonie, le Réseau ecclésial panamazonien (Repam), partenaire du CCFD-Terre Solidaire a accueilli sous le Tapiri (« abri ») plusieurs débats. « Comment les fondamentalismes et les racismes religieux ont affecté les peuples indigènes et traditionnels et les femmes ? » ; « Qu’est-ce que la foi a permis pour défendre l’Amazonie : partage de bonnes pratiques de foi et résistance »… Mgr Evaristo Pascoal Spengler, président de Repam Brésil, a rappelé que « se battre pour l’Amazonie est une affaire de foi » et que « prendre soin des peuples de l’Amazonie, c’est trouver Dieu dans l’autre, comme son image ».

Des politiques sont aussi impliqués dans la lutte pour sauver l’Amazonie. En témoigne le lancement du Front parlementaire mondial pour les droits de la nature, composé de parlementaires des pays de la Panamazonie. « L’idée est née lors de la COP22 en 2016, avec la nécessité d’une coopération globale pour la protection de la nature et contre les formes de violence contre les peuples traditionnels, originaires et les paysans », a expliqué Marinor Brito, députée de l’État du Para. Pour elle, la construction d’une « communauté écocentrique » de la terre – qui fait référence à une forme d’organisation sociale dont le thème central est la nature ou l’environnement – « implique des processus de transformation des modes de pensée, de perception et d’action des États et de la société dans son ensemble ». En commençant par la remise en cause du concept d’économie verte, « promue par les gouvernements et les entreprises comme modèle alternatif et durable de développement, mais qui est une fausse protection de l’environnement ».

Nous demandons aux gouvernements des pays panamazoniens de mettre en pratique leurs discours contre la crise climatique et les droits de la Terre Mère, avec des mesures réelles contre la déforestation, la dégradation et l’augmentation des émissions, et non avec le maquillage des soi-disant économies vertes. Nous exigeons qu’ils respectent et renforcent leurs engagements pris au niveau international.

Extrait de la déclaration finale du Fospa.

Défenseurs menacés

Dernier point saillant évoqué, les menaces qui pèsent sur les défenseurs de l’Amazonie. Raione Lima, avocate au sein de la Commission pastorale de la terre partenaire du CCFD-Terre Solidaire, accompagne les populations paysannes et indigènes au Brésil pour faire respecter leurs droits.

Elle en paye le prix. « J’ai déjà été menacée de mort à trois reprises parce que je conseillais des paysans dans leur processus de récupération de terres, et des populations indigènes elles-mêmes menacées, explique-t-elle. Ceux qui nous menacent veulent fragiliser toutes les structures d’appui existantes pour aider les leaders indigènes et paysans à faire respecter leurs droits. » Une situation bien comprise par la délégation du CCFD-Terre Solidaire, présente lors du Fospa. « La situation est préoc­cupante, a admis Nicolas Gravier, responsable de l’Amérique latine. Mais ce forum a été l’occasion de trouver l’énergie nécessaire pour continuer la lutte et la résistance face à un modèle économique dont les conséquences sont désastreuses pour les popula­tions d’Amazonie, et pour l’humanité tout entière compte tenu de l’impact climatique. »

Jean-Claude Gerez

Photos © Jean-Claude Gerez

Brésil : des habitants en guerre contre la bauxite

octobre 8th, 2022 by

La compagnie minière américaine Alcoa a déjà anéanti la vie de milliers d’habitants en Amazonie. Cette menace pèse aujourd’hui sur le projet de colonisation agro-extractiviste (PAE) Lago Grande, un territoire pourtant protégé, où les populations se mobilisent pour éviter le pire.

Adilberto Souza Pereira n’oubliera jamais le 26 décembre « Je suis allé pêcher en pirogue dans l’igarapé (“ petite rivière ”) près de ma communauté. D’habitude, on pouvait voir le poisson à travers l’eau limpide. Mais ce jour-là, la rivière était trouble et il y avait une odeur nauséabonde. » En remontant jusqu’à la source du cours d’eau, Adilberto découvre que le barrage, qui retenait les déchets de la mine de bauxite exploitée à quelques centaines de mètres sur un plateau en amont, a en partie cédé à la suite des fortes pluies de la veille.

Des milliers de tonnes de boue ont dévalé et contaminé l’ensemble de l’igarapé. À partir de ce jour, nous n’avions plus la possibilité de pêcher ni de boire cette eau. Impossible également de se laver et pour les enfants de jouer dans la rivière, car le contact de l’eau provoque des plaques rouges sur la peau et des démangeaisons.

Le site d’extraction sur les hauteurs a lui aussi altéré la vie des habitants. « Le bruit des machines a fait fuir le peu de gibier qui restait et la défores­ta­tion a fait grimper les températures », conclut Adilberto. Si le drame était redouté, il n’a pas vraiment surpris la cinquantaine de familles du village de Jauari, installées depuis le milieu des années 1980 au bord de la lagune près du fleuve Amazone, à 55 kilomètres de Juruti, à l’extrême nord-ouest de l’État du Para (voir Amazonie : la lente agonie de la forêt). Depuis son implantation dans la région, au début des années 2000, la compagnie minière Aluminum Company of America (Alcoa), leader mondial de l’aluminium – dont la bauxite est un composant essentiel –, constitue une menace pour l’environnement et les populations.

Une menace d’autant plus importante que l’aluminium aux multiples usages industriels : de la capsule de café en passant par la carlingue d’avion et les réseaux électriques, connaît des cours boursiers records : 2 500 USD la tonne.

Fondée à la fin du xixe siècle aux États-Unis, Alcoa opère au Brésil depuis 1965 où elle emploie plus de 6 000 personnes. En 2000, la multinationale a obtenu le droit d’exploiter les importants gisements de bauxite dont regorge le sous-sol de la région de Juruti. La concession, obtenue pour 50 ans, s’étend sur 118 000 hectares. À ce jour, seule 40 % de cette superficie a été exploitée, mais elle a déjà largement défiguré la forêt primaire par ses gisements à ciel ouvert de couleur ocre.

« Outre l’activité minière, ce territoire est aussi menacé par des forestiers et des pêcheurs illégaux, ainsi que par l’élevage extensif et les producteurs de soja », explique Sammys Vieira de Brito, éducateur populaire au sein de la Fédération d’organisations d’assistance sociale et éducative (Fase), un partenaire historique du CCFD-Terre Solidaire. « Pour faire face à ces menaces, 154 communautés rurales regroupant près de 35 000 personnes ont créé, en 2005, le projet de coloni­sation agro-extractiviste (PAE) Lago Grande. Ce territoire de 250 0000 hec­tares abrite des populations vivant essentiellement de l’agriculture fami­liale, de la pêche, de la chasse et de la cueillette des fruits de la forêt. »

Un territoire censé être protégé

« Le PAE Lago Grande est un assentamento, un territoire cédé aux familles par l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (Incra) au titre de la réforme agraire, précise Sara da Costa Pereira, elle aussi éducatrice populaire à la Fase. La possession des terres y est collective, ce qui veut dire qu’aucune famille ne peut vendre indi­viduellement son lopin de terre. »

Mais, 17 ans après sa création, le PAE Lago Grande n’a toujours pas reçu de l’Incra le contrat de concession qui permet de transférer les terres publiques de la province aux familles, regroupées au sein de la Fédération des associations et communauté agro-extractivistes de la glèbe de Lago Grande (FEAGLE). « C’est un document indispensable pour la créa­tion d’infrastructures (routes, écoles, postes de santé…) auxquelles les popu­lations ont droit. Mais la création du PAE constitue déjà un instrument efficace pour empêcher les familles de ce terri­toire de perdre leurs terres », assure la représentante de la Fase. Notamment face aux pressions exercées par les représentants de la multinationale.

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L’Amazonie, une priorité pour le CCFD-Terre Solidaire

octobre 7th, 2022 by

Rencontre avec Nicolas Gravier, responsable du service Amérique latine – Caraibes à la Direction des partenariats internationaux au CCFD-Terre Solidaire. Il explique le sens de la participation de l’association, aux côtés de ses partenaires au Forum social panamazonien.

Échos du monde : Pourquoi était-ce important d’être présent à ce 10ème Forum social panamazonien?

Nicolas Gravier : L’Amazonie est une priorité du CCFD-Terre Solidaire dans le cadre de sa stratégie pour l’Amérique latine, notamment pour dénoncer les pratiques extractivistes des multinationales et encourager les alternatives agroécologiques. La situation est particulièrement préoccupante, que ce soit en matière de déforestation ou de pratiques des multinationales (extraction minière et hydrocarbures). Ces grandes entreprises, guidées par la rentabilité, ignorent l’impact de leurs activités sur la santé des populations et sur la biodiversité. Sans compter les menaces auxquelles sont confrontés ceux et celles qui la défendent. Nous voulons contribuer à la construction du bien-vivre amazonien du point de vue humain, environnemental et spirituel.

Le Fospa est un instrument de suivi et de plaidoyer auprès des États pour exiger une attention et des solutions aux problèmes auxquels font face les populations de cette région.

Quel était le sens de la présence des partenaires ?

Une vingtaine de partenaires du CCFD-Terre Solidaire sont venus de Bolivie, du Brésil, de Colombie, d’Équateur et du Pérou. Leur présence était essentielle vu leur travail d’accompagnement auprès des communautés autochtones pour qu’elles exercent leurs droits et le contrôle de leurs territoires et des ressources naturelles, mais aussi en matière de sensibilisation et de plaidoyer. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs facilité la venue de leaders amazoniens pour qu’ils témoignent, notamment sur les expériences d’autonomie autochtone en Bolivie et au Pérou.

Comment le Fospa permet-il de renforcer les dynamiques collectives ?

Il permet de sensibiliser l’opinion publique et de mener un travail de plaidoyer au niveau national et international. Les prochaines discussions au Parlement européen sur le devoir de vigilance seront une opportunité pour faire avancer le cadre légal européen concernant le respect des droits humains et environnementaux des multinationales.

Amazonie : la lente agonie de la forêt

octobre 7th, 2022 by

Surexploitée et maltraitée depuis des décennies, la forêt amazonienne pourrait atteindre un point de non-retour dès 2030. Seul un changement de modèle de développement peut la sauver.

C’est un continent dans le continent. Répartie sur neuf pays, dont 60 % de sa superficie au Brésil, l’Amazonie s’étend sur 7 millions de km2. Elle représente plus de la moitié des forêts tropicales restantes sur la planète. Mais pour combien de temps ? Car au fil des années, les études toujours plus inquiétantes sur la disparition du « poumon vert » de la planète se multiplient.

Celles de MapBiomas Amazonía* n’échappent pas à la règle. « Entre 1985 et 2018, un total de 74,6 millions d’hectares de forêt et de couverture végétale a disparu en Amazonie. » Soit l’équivalent de 1,35 fois la France. Cette déforestation est le résultat d’une série de fléaux dont souffre la région : élevage extensif, monocultures, exploitation forestière et minière, construction de barrages hydroélectriques et de routes, incendies volontaires… Rien ne semble épargner les écosystèmes amazoniens.

«Nous ne savons pas quelles peuvent être à terme pour la planète les conséquences conjuguées de la déforestation et de la dégradation de la forêt sur le climat et la biodiversité, y compris aquatique.

Paulo Nobre, Institut national de recherche spatiale (INPE), au Brésil

Accaparement des terres et spéculation foncière

L’élevage, tout d’abord. En 30 ans, la surface consacrée à l’élevage agricole a augmenté de 151%. « Cette tendance se poursuit, indique Cicéron Cardoso Augusto, précisant toutefois qu’aujourd’hui, l’expansion est moins liée à la production de céréales ou de viande qu’à l’accaparement et à la spéculation foncière. » Autre chiffre marquant : « dans le même temps, l’Amazonie a perdu 17 % de sa couverture végétale d’origine à la suite d’activités humaines ».

Parmi lesquelles l’activité minière légale et illégale, elle aussi en forte augmentation. Toujours selon MapBiomas Amazonía, la superficie des sites d’exploitation a augmenté de 656 % depuis 1985. Bauxite, fer, niobium… Ces minerais attirent les convoitises, mais surtout l’or, notamment à travers l’orpaillage illégal. Les territoires indigènes ou les zones de conservation de la biodiversité ne sont pas épargnés. « Sur les 649 zones naturelles protégées de la région, 55 ont des sites de mines actifs, explique Julia Jacomini Costa, géographe, et de nombreuses zones naturelles protégées subissent des dommages environnementaux indirects ». Sans compter les effets collatéraux, tels que l’augmentation du trafic de drogue, de la prostitution et de la violence.

Au Brésil par exemple, « le mandat de Jair Bolsonaro, porté au pouvoir en 2019 avec l’appui de l’agrobusiness, a accéléré la destruction de l’Amazonie, souligne Maria das Graças, politologue. Il a affaibli les organes de protection de l’environnement et des populations locales, et même tenté de remettre en question la légalité des homologations de terres indigènes, pourtant garantie par la Constitution de 1988. ».

Forêts et cours d’eau en danger

Quelles sont les conséquences de la disparition massive de la forêt amazonienne ? Tout d’abord, la progression des émissions de gaz à effet de serre qui, à leur tour, augmentent les températures et la fréquence des événements climatiques extrêmes, comme les grandes sécheresses et les inondations. Ce dérèglement climatique a aussi des répercussions sur la dégradation du couvert forestier. « La forêt existe, mais avec une qualité environnementale inférieure à ce qu’elle était à l’origine, précise Paulo Nobre, de l’Institut national de recherche spatiale (INPE), au Brésil. Le problème est que nous ne savons pas quels peuvent être à terme pour la planète les effets conjugués de la défo­restation et de la dégradation de la forêt sur le climat et la biodiversité, y compris aquatique. »

Car les cours d’eau de l’Amazonie sont aussi menacés. « Les igarapés – petites rivières alimentant les cours principaux – tout comme les lacs et les plaines inondables de l’Amazonie, sont en danger à cause de diverses activités humaines », rappelle Paulo Moutinho, chercheur à l’Institut de recherche environnementale de l’Amazonie (Ipam). Parmi elles, les complexes hydroélectriques : « Les barrages modifient radicalement la connectivité hydrologique des cours d’eau, et leurs effets se répercutent dans tout le bassin amazonien », poursuit le chercheur.

74,6

millions d’hectares de forêt et de couverture végétale ont disparu en Amazonie entre 1985 et 2018, soit 1,35 fois la France

97%

des conflits liés à la terre au Brésil en 2021 se sont déroulés en Amazonie

Début de savanisation

À ce rythme, la forêt pourrait perdre sa capacité à maintenir son équilibre naturel et atteindre son point de rupture à l’horizon 2030, lorsque 20 à 25 % de la végétation aura disparu. Pour Antonio Donato Nobre, chercheur à l’INPE, « les forêts res­tantes dans la partie est de l’Amazonie, lieu de la pire déforestation, présentent déjà des symptômes d’assèchement et montrent un début de processus de savanisation (…) qui s’accélère en raison de l’avancée de la déforestation et de la dégradation des forêts ».

L’affrontement devrait perdurer entre le modèle extractiviste, axé sur l’exploitation massive des ressources et celui basé sur un mode de vie respectueux de l’environnement. Certaines entreprises ont d’ailleurs pris les devants, à l’image de celles regroupées au sein de l’association « Panamazonia », qui entend « promouvoir l’idéal de l’intégration des sociétés de l’Amazonie continentale comme instrument pour le développe­ment et la prospérité de la région, dans le cadre du libéralisme économique ». Panamazonia soutient par exemple la création de méga infrastructures de transport du soja, pour en faciliter l’exportation depuis l’Amazonie.

Face à cette offensive, des politiques veulent imposer leur agenda, à l’image de Gustavo Petro, le président colombien, élu en juin 2022. Lors de la COP 27 qui se tiendra en novembre en Égypte, ce dernier va demander aux pays riches et aux grandes entreprises de créer un fonds de 500 millions de dollars par an, pendant 20 ans, pour que les paysans préservent l’Amazonie. Ils laisseront « naître la forêt là où elle a déjà été brûlée » et la protégeront « là où elle est vulnérable ».

+151%

augmentation de la superficie occupée par l’élevage agricole en trente ans

+656%

augmentation des sites d’exploitation minière depuis 1985

Si cette proposition a le mérite de placer la communauté internationale face à ses responsabilités, elle inclut cependant le principe du crédit carbone, une « fausse bonne solution » maintes fois dénoncée par le CCFD-Terre Solidaire et par la société civile, qui a lancé, en clôture du Fospa, un appel de la dernière chance : « L’Amazonie est dans son pire état, ravagée par des gouvernements pour lesquels la nature est une marchandise, et les droits du peuple n’ont aucune validité […] Nous devons étendre les actions pour surmonter la crise huma­nitaire, environnementale et climatique et pour influencer les organismes gouvernementaux internationaux à adopter des politiques qui seront compatibles avec cet objectif mondial. »

Jean-Claude Gerez

* MapBiomas Amazonía, réseau amazonien d’information socio-environnementale, composé d’organisations de la société civile des pays amazoniens.

Les enjeux de la nouvelle Constitution tunisienne

septembre 16th, 2022 by

Alors qu’une nouvelle Constitution est entrée en vigueur, les risques d’une dérive autoritaire et policière se conjuguent avec les conséquences sociales des mesures d’austérité pour sortir de la spirale de l’endettement. La société civile devra faire converger libertés et justice sociale.

Le 16 août dernier, la Tunisie est officiellement entrée dans le nouveau régime politique défini par la Constitution adoptée par référendum le 25 juillet. Une majorité de 94,6 % des 2,6 millions de votants (sur 8,2 millions d’électeurs) a approuvé le texte proposé par le président Kais Saied et mis fin à la seconde République instituée par la Constitution de 2014.

Les constituants, élus après la révolution d’octobre 2011, avaient voulu éclater le pouvoir en plusieurs centres. Ils avaient créé deux circuits de légitimité entre l’Assemblée et un président de la République élu au suffrage universel – mais disposant de prérogatives limitées – et instauré un régime parlementaire où le chef du gouvernement était responsable devant les élus. Le régime pensé par Kais Saied redonne un rôle central au chef de l’État.

Les plus vulnérables très exposés à la corruption de l’administration et au harcèlement policier, […] sont très hostiles à la classe politique et à la société civile qui ont profité de la transition démocratique, mais n’ont rien changé à leur condition. Ils constituent l’une des composantes de la base populaire de Kais Saied.

Les prémices d’une dérive autoritaire

Seule tête de l’exécutif, le président choisit et peut désormais révoquer le Premier ministre et tout membre du gouvernement. Les conditions d’une motion de censure du gouvernement par le Parlement sont quasiment impossibles à remplir. Le président de la République peut même légiférer par décret-loi durant les vacances parlementaires. La Tunisie renoue ainsi avec une conception présidentialiste de l’exercice du pouvoir.

« On perçoit déjà les indices d’une dérive autoritaire, observe Alaa Talbi du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. La consultation populaire sur la nouvelle Constitution au printemps dernier, l’organisation du référendum n’ont pas été très transparentes. Ces dernières années, la justice était déjà sous l’influence des partis ou des clans affairistes, mais le bras de fer entamé, parfois de manière opaque et arbitraire, par Kais Saied avec la magistrature pour y remédier n’est pas de nature à renforcer son indépendance. Les syndicats de police ont la mainmise sur le ministère de l’Intérieur et n’hésitent plus à cibler les militants ou les artistes. On sent l’influence de l’État profond dans l’entou­rage d’un président qui s’est trop isolé. »

Les soutiens de Kais Saied attendent de lui un État moins corrompu et plus efficace, et plus de justice sociale. « Depuis janvier 2021, nous avons enquêté sur les groupes les plus vulnérables très exposés à la corruption de l’administration et au harcèlement policier, poursuit Alaa Talbi. Ils sont très hostiles à la classe politique et à la société civile qui ont profité de la transition démocratique, mais n’ont rien changé à leur condition. Ils constituent l’une des composantes de la base populaire de Kais Saied. »

La création d’une deuxième chambre parlementaire est censée mieux prendre en compte la fracture territoriale à l’origine de la révolution de 2010-2011 et rapprocher les citoyens des centres de décision, notamment sur les questions économiques et sociales. L’Assemblée nationale des régions et des territoires – les territoires regrouperont plusieurs régions – sera compétente sur toutes les questions économiques et financières. Le budget, les plans de développement devront être votés par les deux chambres. Le mode d’élection de cette nouvelle Assemblée n’est pas encore totalement défini, mais il est probable que Kais Saied inscrive dans le prochain code électoral le projet « d’inversion de la pyramide du pouvoir » sur lequel il avait fait campagne : l’Assemblée serait composée par une succession d’élections en partant du niveau local où les candidats seraient parrainés par les habitants et non choisis par les partis.

Par ailleurs, « Kais Saied, explique Alaa Talbi, a nommé comme gouverneurs [préfet] ou délégués [représentant de l’État au niveau local, ndlr] beaucoup d’acteurs qui ont acquis une légitimité dans les luttes sociales de terrain. Mais son discours sur les questions économiques et sociales est très peu élaboré ».

Or, sans vision économique, ces dispositifs institutionnels ne seront pas suffisants pour créer un nouveau modèle économique permettant d’affranchir la Tunisie de sa relation inégale avec ses partenaires commerciaux européens et de sa dépendance financière, et surtout de briser les oligarchies internes qui verrouillent l’économie nationale et contraignent les exclus à la précarité : de l’activité informelle au chômage ou à l’exil.

Les bailleurs de fonds exigent des mesures d’austérité

Un changement d’orientation économique est d’autant plus difficile que, happée depuis dix ans dans la spirale de l’endettement, la Tunisie est considérée comme un pays au bord de la cessation de paiement. L’accès aux ressources financières internationales, désormais conditionné à la conclusion d’un accord avec le FMI, est en cours de négociation. Les bailleurs de fonds exigent dorénavant une application stricte de mesures d’austérité : diminution de la masse salariale de l’État, réforme de la subvention des produits de première nécessité et de l’énergie, restructuration et privatisation des entreprises publiques structurellement déficitaires…

« Depuis un an, les mouvements sociaux ont donné une chance à Kais Saied, rappelle Alaa Talbi. Mais la première conséquence de ces réformes, ce sera la fin de cette trêve, et certainement plus de répression en retour. Avec une police et une justice qui vont protéger le pouvoir, il faut s’attendre à une restric­tion des libertés. » D’autant que les prochaines élections législatives, prévues le 17 décembre, pourraient bien voir la victoire du parti destourien libre qui revendique explicitement l’héritage du RCD, le parti du pouvoir avant la révolution de 2011.

Depuis un an, les mouvements sociaux ont donné une chance à Kais Saied, rappelle Alaa Talbi. Mais la première conséquence de ces réformes, ce sera la fin de cette trêve, et certainement plus de répression en retour.

« La classe politique a perdu sa crédi­bilité et n’a pas tiré les leçons de son échec, déplore Alaa Talbi. La société civile doit également passer par un moment de redéfinition. Les grandes organisations se sont concentrées sur les libertés, mais ne sont pas connec­tées aux mobilisations sociales, sou­vent cantonnées à des revendications immédiates. Heureusement, il y a aujourd’hui davantage de maturité chez les militants de terrain. Les nouveaux acteurs en train d’émerger dépassent la séparation entre protection des liber­tés et réalisation d’une démocratie sociale, sans se ranger derrière une classe politique disqualifiée. Il ne faut pas se couper des Tunisiens qui ont voté “ Oui ” au référendum non pas pour une dictature, mais pour une orientation plus sociale du processus politique. »

Plutôt qu’à une fin de l’expérience démocratique, souvent évoquée depuis un an, Alaa Talbi se réfère au temps long : « Le bilan des dix années écoulées ne pouvait pas conduire à autre chose, mais je ne perds pas espoir. La courbe d’une révolution n’est pas linéaire. Le navire continue sa route. »

Thierry Brésillon

Irak : La musique retisse les liens entre communautés

septembre 5th, 2022 by

En Irak, les militants de Walkings Arts proposent à des jeunes venus de toutes les communautés de s’exprimer à travers la musique et des ateliers de BD. Des projets artistiques qui renforcent la cohésion sociale dans un pays marqué par des années de conflits et déchiré par les fractures communautaires.

Walkings Arts, c’est avant tout une formation musicale irakienne, Mshakht (prononcez Mécharète) qui a enregistré deux disques et se produit quelques fois par an. « Ce n’est pas un groupe de plus dans un pays qui en compte un grand nombre, assure Luca Chiavinato, le musicien et compositeur italien qui dirige le projet. Nous avons voulu créer un espace ouvert à tous ceux qui souhaitent s’exprimer, quelles que soient leurs compétences en musique. » Dans le monde de Mshakht, « tous » signifie femmes et hommes, de toutes les régions d’Irak, et aussi de Syrie, de toutes les confessions et de toutes les langues parlées sur les bords du Tigre et de l’Euphrate. Au départ, en 2016, ils étaient une vingtaine de musiciens, ils sont 170 aujourd’hui. Leur répertoire englobe tout l’héritage irakien : ils jouent aussi bien des musiques kurdes qu’arabes.

Le succès a été tel qu’en 2019 l’ONG Walking Arts, Arts, Culture and Heritage a été fondée avec des ateliers de musicothérapie et de BD. « Nous venons de Dokouk, d’Erbil et de Souleimaniyeh dans le Kurdistan, et aussi de Mossoul, de Bagdad, de Bassorah, de Kirkouk, de Diyala, de Tikrit, énumère Saman Kareem, son président. Nous sommes kurdes, arabes, yazidis, turkmènes, assyriens. » Il y a des musulmans chiites, sunnites, des chrétiens, des yazidis, des athées. Bref, toute la mosaïque irakienne. Walking Arts ambitionne de retisser les liens entre communautés dans un pays brisé par des décennies de guerres, d’invasions, de violences politiques, ethniques et religieuses, et constamment secoué par les soubresauts qui en découlent. Selon l’agence des Nations unies chargée des affaires humanitaires (Ocha), plus de deux millions et demi de personnes sont en grand besoin d’assistance humanitaire. Parmi elles, 1,2 million sont des déplacés internes qui n’ont toujours pas pu regagner leur province, ville ou village d’origine.

Les réussites sont impressionnantes. Se produire à Mossoul, où existent encore des cellules dormantes de Daesh, est un exploit. Jouer dans le théâtre de Babylone, en plein pays saint chiite, en est un autre.

Jeter les bases d’un Irak pour tous à travers la musique

Et pourtant, nombre de jeunes veulent croire en un Irak pour tous ses habitants. Et s’attellent à en jeter les bases. Avec chacun ses outils. La voix, l’oud, le violon, le kanoun, la guitare, le saz, les percussions, pour Zhalian, Niwar, Saman, les trois musiciens auxquels j’ai pu parler. Ils font partie de Mshakht depuis les débuts.

L’histoire a commencé loin de l’Irak, à Padoue, en Italie. C’est là que se rencontrent en 2016, Saman Kareem le musicien kurde, architecte de profession et activiste pour la paix, et Luca Chiavinato, le compositeur italien professionnel. Ces deux joueurs de oud s’entendent sur un projet pour rebâtir de la cohésion sociale, appuyés par une ONG italienne.

Des années de violences

2.5M

de personnes sont en grand besoin d’assistance humanitaire.

1.2M

d’entre elles sont des déplacés internes qui n’ont toujours pas pu regagner leur province, ville ou village d’origine.

Source : Agence des Nations unies chargée des affaires humanitaires (Ocha)

La musique en sera au cœur. « Un des grands problèmes de l’Irak est la difficulté du dialogue entre les communautés, constate Luca Chiavinato. La musique est un outil très simple pour ouvrir ce dialogue, d’autant qu’il y a aussi beaucoup de langues différentes dans le pays. Nous avons commencé par la musique et nous avons bâti de la confiance. »

Refuser le patriarcat

Un autre défi de taille a été l’entrée de femmes dans l’ensemble musical. « Nous sommes très attentifs à la question du genre, reprend le compositeur italien. Aujourd’hui, près de 40 % de nos membres sont des femmes. » Un exploit dans cette société très patriarcale, où les femmes sont tenues à l’écart de la musique, quelle que soit leur communauté. Zhalian Kareem (sans relation de famille avec Saman Kareem, le directeur de l’ONG), activiste kurde pour les droits des femmes, est une des chanteuses de Mshakht.

Elle témoigne de cette difficulté : « Au prétexte de les protéger, on les garde à la maison ! Et dans certaines communautés, par exemple à Mossoul, même si le public aime t’entendre chanter, ou jouer, les hommes penseront toujours que ce n’est pas pour leur fille ou leur sœur. Car ils croient que si tu te produis sur scène, c’est que tu as des relations sexuelles avec un membre du groupe ! » Zhalian a dû faire preuve de persuasion et de délicatesse pour recruter des jeunes femmes dans Walking Arts : « J’ai d’abord fait venir ma sœur, et puis ses amies de fac. Nous allons beaucoup discuter avec les familles. Nous les faisons venir, elles assistent aux répétitions, aux ateliers. » Se retrouvent ainsi à jouer ensemble des chrétiennes et des sunnites de Mossoul, des yazidies du Sinjar, des chiites de Bagdad, certaines voilées, d’autres non.

Mais elles se heurtent encore au conservatisme, d’autant que Mshakht tient à se produire partout en Irak, y compris dans les lieux les moins accueillants. À Mossoul, ancienne « capitale » de l’État islamique, l’orchestre a joué à l’occasion de la Journée des droits des femmes dans un centre pour les femmes. « Les hommes ont quitté la salle les uns après les autres, se souvient Luca Chiavinato. À la fin du concert, 90% du public était des femmes et leurs filles ! »

Zhalian, elle, garde un souvenir cuisant d’un concert à Najaf, une des villes saintes du chiisme. Monter l’événement était difficile : la musique y est proscrite. « On nous a demandé de ne jouer que des morceaux lents et calmes, et de n’avoir aucune femme sur scène. Nous avons accepté, convient Saman Kareem, car l’essentiel pour nous était de pouvoir partager notre musique. » De son côté, Zhalian a vécu « cette interdiction de monter sur scène comme une claque et une humiliation ».

Mshakht & New Landscapes - Tracks from Iraqi Kurdistan to Italy

Mais les réussites de Mshakht après seulement cinq années d’existence sont impressionnantes. Se produire à Mossoul, où existent encore des cellules dormantes de Daesh, est un exploit. Jouer dans le théâtre de Babylone, entre Najaf et Kerbala, soit en plein pays saint chiite, en est un autre.

« Nous avons réussi, malgré les protestations des leaders religieux. C’était extraordinaire, nous étions 24 sur scène, douze filles et douze garçons, ils étaient si heureux ! C’était pour célébrer l’inscription du site de Babylone sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité », raconte Luca Chiavinato.

Organiser des résidences de plusieurs jours à Bagdad pour les musiciens est moins simple qu’il n’y paraît : il faut que les jeunes et leurs familles dépassent les blocages sociaux, puisque les ateliers sont mixtes et que filles et garçons s’y côtoient toute la journée. Mais aussi surmonter les peurs : « pour beaucoup de Kurdes, par exemple, Bagdad est l’endroit le plus dangereux du monde », explique le compositeur italien. « J’y suis allée pour la première fois en 2018 et j’étais terrifiée », se souvient Zhalian, dont le père, peshmerga, a combattu le régime de Saddam Hussein.

La musique peut tout, c’est une guérisseuse

Recréer des liens brisés par le sang et la peur : pour Walking Arts, la musique peut tout, elle est une guérisseuse. De fait, les participants ont vu leurs propres méfiances envers leurs concitoyens des autres communautés et religions s’évanouir. Ils ont apporté de l’espoir, de la beauté, de la douceur dans des régions martyres, comme le Sinjar, où les Yazidis ont été la cible de l’État islamique. « En juillet 2021, nous avons organisé un atelier musical de quatre jours dans le Sinjar, raconte Niwar Kanui, joueur de kanoun et de piano, et coordinateur musical de Mshakht. À la fin, nous avons fait un concert dans un parc public. C’était la première fois que ces jeunes jouaient ensemble, avant, ils pratiquaient chacun dans leur coin. Le public était ravi, et eux aussi. C’est important de jouer dans les lieux où se sont déroulés les conflits et les violences. »

Important, aussi, d’approcher les victimes et les bourreaux. Depuis deux ans, Walking Arts a mis en place des ateliers de formation à la musicothérapie, avec une thérapeute italienne qui se déplace au Kurdistan irakien. Quinze jeunes venus de tout l’Irak s’initient à cette démarche de soins à travers la musique. Ils pourront ensuite travailler avec des déplacés dans les camps de réfugiés, ou comme ils le font déjà, auprès de jeunes membres de l’État islamique incarcérés à la prison d’Erbil, au Kurdistan irakien. « Des jeunes femmes yazidis et chrétiennes se sont portées volontaires pour ce travail. C’est difficile pour elles, car elles rencontrent leur ennemi, affirme Luca Chiavinato. Mais après chaque séance, nous en parlons avec elles. Bien sûr, nous ne les laissons pas seules face à leurs émotions. »

Et de conclure « Nous étions un groupe, au départ, maintenant nous sommes une communauté. »

Gwenaëlle Lenoir

Des crayons dans l’exil

août 29th, 2022 by

La Plateforme des soutiens aux migrants (PSM, partenaire du CCFD-Terre Solidaire) accompagne un tissu associatif intervenant auprès des personnes exilées dans la région Hauts-de-France et sur le littoral de la Manche. Depuis 2012, elle organise des résidences d’écriture de trois jours durant lesquelles des personnes migrantes témoignent de leur vécu dans un fanzine : Le Journal des Jungles. Reportage.

Il est presque 10 heures du matin dans le petit village de Herzeele, situé à une vingtaine de kilomètres de Dunkerque dans le département du Nord. Les thermos de café fument sur la grande table en bois de la salle à manger.

La Maison Sésame est un lieu de refuge où se retrouvent des personnes en transit et des militants. Ce matin de décembre 2021, l’association s’apprête à accueillir une quinzaine de personnes pour la résidence du Journal des Jungles. Un fanzine écrit par des exilés avec l’aide des bénévoles de la Plateforme des soutiens aux migrants et des associations du réseau.

Claudie est l’une des fondatrices de ces résidences d’écriture et a participé à l’élaboration du premier numéro en 2012. Elle fait aussi partie de l’association Itinérance d’accueil aux réfugiés, à Cherbourg, et a fait le trajet depuis la côte normande, accompagnée d’Amine, un Algérien et de Mamadou, un journaliste qui a dû fuir la Guinée Conakry. Dominique, elle, est bénévole à la PSM et participe au Journal des Jungles depuis 2014. Voilà bientôt dix ans que les deux femmes, directrices de publication, mettent une énergie particulière à faire exister ce recueil de témoignages.

Guerre. Destruction. Mort. Injustice. Viol et esclavage. J’éparpille ces mots comme la guerre a éparpillé nos vies…

Mubarak, poète soudanais

Des rédacteurs et rédactrices venus de trois continents

Ils arrivent par petits groupes, accompagnés par Clara, une des deux salariées de la PSM, et de Sylvie, propriétaire de la Maison Sésame. Les échanges sont encore timides. Les participants ne se connaissent pas et n’ont en commun que leurs vécus, souvent traumatiques, d’exilés en transit. Parmi eux, Abdulraim, jeune Afghan un peu timide, et Robel, mine joyeuse au franc sourire, qui vient d’Érythrée. Adam, quant à lui, est somalien. Fereshteh et Mina, qui s’activent en cuisine, sont kurdes d’Iran, tout comme Aso. Elles préparent le déjeuner, avec l’aide d’Ahmed, venu d’Irak. Biryouk, le taiseux, est éthiopien, Lamine guinéen. Et enfin Mubarak, poète aux yeux malicieux, qui a fui le Soudan.

Après les présentations, Dominique et Claudie expliquent le déroulement de l’atelier. Pour ce quinzième numéro, le thème choisi par les directrices de publication est : l’accueil. Un thème qui fait débat au sein de la rédaction : « J’ai du mal avec cette thématique, je ne vois que le non-accueil en ce moment », confie Marie-Jo. Chacun y va de son ressenti et de sa définition. « En arrivant en France, j’ai découvert un autre accueil, pas toujours agréable, avoue Amine. Disons, une autre définition de l’hospitalité. » Il sourit, et quelques rires compatissants s’échappent du groupe. Difficile de penser l’accueil quand on est confronté aux difficultés de l’exil.

Eve-Marie, bénévole de longue date à Calais, aide Robel à écrire son texte

Écritures cathartiques

Une pause est décrétée. Marie, dont c’est la première participation au journal, est chargée de lancer l’atelier d’écriture. Elle installe sur la table une multitude d’images découpées. Les participants sont invités à sélectionner des images et à écrire un souvenir. L’ambiance est studieuse.

Ahmed s’empare des poissons et des bateaux : « Cela me rappelle les moments passés avec mes amis au bord de la rivière », explique-t-il en montrant sur son téléphone l’emplacement de sa ville natale, au sud de l’Irak. Amine, l’Algérien a choisi une théière et un cactus. Il raconte la guerre qu’il a été obligé de faire, son service militaire dans la région du Sahara occidental et son statut d’« insoumis » après avoir déserté. « Le cactus c’est pour le désert, dit-il, c’est une source d’apaisement. »

L’heure du déjeuner approche, et on se met la table. Fereshteh, Mina et Ahmed apportent les plats qu’ils ont préparés pour l’occasion. Le groupe se détend. On mange, on rit, on se confie. Chacun semble apprécier ce moment convivial.

Après le repas, les rédacteurs et rédactrices partagent leurs écrits. Robel l’Érythréen commence en anglais, tout en brandissant une feuille blanche où il a collé l’image d’un imposant cœur rouge au milieu. « Love is for all… l’amour est pour tout le monde. J’ai grandi dans une dictature. J’ai été forcé d’aller dans l’armée et de tuer alors que je voulais juste aimer et être aimé. » Le ton est donné.

À chaque nouvelle prise de parole, le temps est comme suspendu. On écoute attentivement chaque mot choisi, chaque parole prononcée. Biryouk a découpé des images de parapluie et d’eau. Il explique que cela lui rappelle les 90 jours dans le Sahara où il a cru mourir de soif. C’est aussi le souvenir des 12 heures passées en mer, à la dérive sur un canot. Enfin, c’est le premier bain qu’il a été autorisé à prendre en Italie, après avoir été privé de douche pendant les longs mois de sa détention en Libye. Les souvenirs sont lourds et les cicatrices béantes.

Love is for all… l’amour est pour tout le monde. J’ai grandi dans une dictature. J’ai été forcé d’aller dans l’armée et de tuer alors que je voulais juste aimer et être aimé.

Robel

Vient le tour du poète soudanais Mubarak. Il se lève. Il déclame en arabe, lentement, marquant des pauses afin de laisser Amine traduire pour l’assemblée. « Un sourire perdu. Les larmes qui coulent. Les âmes qui quittent ces terres. Guerre. Destruction. Mort. Injustice. Viol et esclavage. J’éparpille ces mots comme la guerre a éparpillé nos vies… » C’est beau, implacable, insupportable, et récité avec la candeur et l’aisance d’un poète. La table l’applaudit. La bienveillance du groupe rend les paroles plus douces. Les mots deviennent pansements.

La fin de la journée, et le lendemain sont consacrés à la rédaction des textes définitifs qui seront publiés dans le numéro. Éléonore, graphiste volontaire, qui participe pour la deuxième fois au journal, est venue de Lyon pour aider à la mise en page et aux illustrations. Avec un petit groupe, elle va dans un autre salon, à côté de la cuisine, pour travailler à l’affiche, qui constituera le verso du journal. L’équipe est si efficace que la résidence se termine au bout de deux jours au lieu des trois programmés. C’est une première !

Au moment de se quitter, l’émotion est palpable. Les participants se serrent dans les bras et s’embrassent. Celles et ceux qui dormaient là peuvent rester comme prévu encore une nuit.

Les autres n’ont plus qu’à attendre la sortie du journal pour espérer se revoir. Certains seront encore là, d’autres seront loin, en Angleterre, ou ailleurs, là où ils trouveront une terre d’accueil pour tourner les pages de leur nouvelle vie. Des pages sur lesquelles ils pourront écrire et dessiner le futur dont ils ont jusqu’à présent rêvé.

Sidonie Hadoux

NOTE : Nos abonnés payants recevront avec ce numéro d’Échos du monde un exemplaire du Journal des Jungle.

Maroc : des paysannes défient la sécheresse

août 24th, 2022 by

Agro-industrie intensive, dérèglement climatique : l’eau manque de plus en plus souvent au Maroc. Alors que les petites exploitations familiales subissent la crise de plein fouet, la pratique de l’agroécologie, respectueuse des ressources, les rend plus autonomes. Les femmes sont à la pointe de cette conversion.

Une « salle », deux ambiances, sous les oliviers de la ferme-école d’Abdelkrim Loukili. Côté tente, abritée du soleil, c’est studieux. Une vingtaine de paysannes et de paysans en formation écoutent avec attention Imane Amghar, jeune agronome, qui présente au rétroprojecteur un topo sur la culture du thym en bio. Côté jardin, ça s’égaye quand tout ce petit monde passe aux travaux pratiques. Les mains virevoltent au-dessus d’une brassée de thym frais, lestement fractionnée.

Les brins sont délicatement fichés en terre dans des godets, promesse qu’ils y feront racine. Soudain s’élance le youyou des femmes, gage de satisfaction. L’air chauffé embaume des effluves d’un distillateur où s’affaire un employé de la ferme. Dans la carafe qui recueille le précieux goutte-à-goutte surnage un liquide doré : de l’huile essentielle de thym, bout de la chaîne de transformation. Un peu plus tard, les recrues mettront en terre des graines d’arachide, à la découverte de cette légumineuse à la culture peu exigeante en ressources et d’un grand intérêt pour l’agriculture paysanne – qualité nutritionnelle, production d’huile, action fertilisatrice sur les sols, débouchés commerciaux.

Les femmes en formation avancent bien plus vite qu’on ne le supposait ! Elles expérimentent artisanalement à la maison, développent des petites gammes de produits, cherchent des solutions sur YouTube et TikTok.

Raja Jbali, présidente de Terre et Humanisme Maroc

À la ferme « bio Assil », région de Benslimane à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Casablanca, il n’est question que d’agroécologie paysanne. Cultures maraîchères, plantes aromatiques et médicinales, produits sans pesticides ni engrais de synthèse, mais aussi dans le respect des sols, de la biodiversité végétale, au moyen de techniques subtiles de rotation et d’association de cultures, ainsi que d’une économie sourcilleuse des ressources naturelles. Et d’abord de l’eau, qui manque aujourd’hui de plus en plus fréquemment au Maroc. « Pour nous, c’est “ l’agroécologie », pas “l’agriculture bio” », souligne Badiaa Arab, cadre à la Fédération nationale du secteur agricole (FNSA), syndicat majoritaire.

Ce distinguo vise les immenses monocultures : tomates, fraises, agrumes…, qui surexploitent les ressources en eau, mais peuvent s’estampiller du label « Bio Maroc », direction l’Europe, si elles se contentent de bannir les intrants chimiques.

Les femmes expriment leur joie à la fin de la formation. © Patrick Piro
Une fois les branches de thym fractionnées, les brins sont plantés en godet. © Patrick Piro

Surexploitation de l’eau et sécheresse

À l’automne 2021, et pendant près de six mois, le pays a subi une sécheresse massive, la pire depuis quarante ans. Mais la comparaison s’arrête là. « À déficit de précipitations égal, les conséquences pour la population et les écosystèmes sont aujourd’hui bien plus sévères que dans les années 1981-1984 », appuie Najib Akesbi, économiste et enseignant-chercheur, spécialiste des politiques agricoles au Maroc.

Car la demande en eau des grandes exploitations maraîchères exportatrices a explosé, depuis. « Près de 90 % des volumes disponibles au Maroc sont captés par l’agriculture, notamment pompés sans retenue dans des nappes phréatiques non renouvelables, explique-t-il. La disponibilité globale en eau est tombée à 620 mètres cubes par personne et par an, 2,5 fois moins qu’en 1981, un niveau largement inférieur au seuil du stress hydrique. » Le pays a connu des coupures sporadiques d’alimentation en eau potable. Dans le Sud, aride, le gouvernement soutient désormais l’installation de coûteuses et pollueuses usines de dessalement d’eau de mer « présentées comme la solution à la pénurie ! La prééminence des politiques agricoles exportatrices perdure, comme si de rien n’était, alors que l’on court à la catastrophe… »

Le pays dispose d’un indicateur d’alerte : le prix de la tomate, ingrédient emblématique de la cuisine locale. « On l’a vue vendue 15 dirhams [14 €] le kilo dans les souks, contre 5 dirhams d’habitude, voire bien moins ! » s’exclame Badiaa Arab. Une conséquence de la sécheresse, accentuée par le bouleversement sur les marchés mondiaux de la guerre menée par la Russie en Ukraine : ces deux pays ont stoppé l’exportation d’intrants et d’hydrocarbures, dont l’agriculture conventionnelle est grande consommatrice.

Qu’à cela ne tienne, les exportations marocaines, qui ont fait un bond de 25 % en 2021, pourraient vivre une belle année encore. « L’Union européenne a discrètement laissé tomber ses quotas à l’importation, afin d’anticiper des problèmes d’approvisionnement dus à la guerre en Ukraine », relève Fouad Markoul, secrétaire de la FNSA de la province de Mohammedia.

En 2008, le syndicat, en opposition farouche avec la vision exportatrice dominante du ministère de l’Agriculture, décide de miser résolument sur l’agroécologie et engage une série d’actions destinées à organiser en coopératives les petites exploitations familiales, « en souffrance, marginalisées, étranglées, afin d’accroître leur autonomie face à la concurrence féroce de l’agro-industrie », décrit Badiaa Arab.

Le programme d’initiation et de formation à l’agroécologie est le fruit d’un artenariat engagé en 2019 entre la FNSA, l’association Terre et humanisme Maroc (THM), pionnière de l’agroécologie solidaire dans le pays, et le CCFD-Terre solidaire qui ont sélectionné la ferme « bio Assil » pour le développer.

Les coopératives dépendent trop de Danone, notre principal acheteur. Ce n’est pas possible de continuer à travailler pour une multinationale ! Quand il y a un excès de production de lait, nous n’avons pas d’autre recours que de le jeter.

Abdelkrim Loukili

Le syndicat recrute parmi ses membres, dans la région de Benslimane où il est bien implanté, une vingtaine de volontaires qui manifestent une forte motivation. Après une longue interruption due aux restrictions Covid, le groupe a repris ses activités en octobre 2021, à raison d’un dimanche complet tous les quinze jours, et parfois plus.

La formation ne se cantonne pas aux activités théoriques et pratiques de la ferme-école. Certaines parcelles, chez ces « agroécologues » en transition, ont été dédiées à des essais culturaux afin de sélectionner les pratiques les plus performantes. On y compare les rendements entre semis à la volée sans désherbage, ou bien en rangs denses sarclés et espacés, on teste l’association de féveroles avec diverses céréales, la plantation de variétés végétales qui détournent les prédateurs…

Nous envisageons de créer une fromagerie

Après avoir privilégié le maraîchage et les plantes aromatiques, les trois organisations partenaires s’intéressent de plus en plus au petit élevage laitier, une des spécialités de la région. « Nous envisageons sérieusement la création d’une fromagerie », indique Belkassam Kessab, président de la coopérative laitière Laatamena, à Benslimane, et membre du réseau des agroécologues en formation.

« Les coopératives dépendent trop de Danone, notre principal acheteur local. Ce n’est pas possible de continuer à travailler pour une multinationale ! s’élève Abdelkrim Loukili. Quand il y a un excès de production de lait, nous n’avons pas d’autre recours que de le jeter… »

Aussi la valorisation des produits s’est-elle installée au sommet de l’ordre du jour de la formation, alors que la demande pour des produits écologiques, paysans et en circuit court prend son essor au sein des classes aisées au Maroc, notamment depuis le Covid. Il existe bien quelques débouchés dans des boutiques spécialisées bio des grandes villes proches, ou bien lors d’événements ponctuels. Cependant, la production des agroécologues en transition n’est pas encore suffisamment organisée pour alimenter un flux régulier vers les marchés, au point qu’une clientèle casablancaise a même entrepris de sillonner les campagnes de Benslimane pour s’approvisionner directement dans les fermes en denrées de qualité.

Et le groupe en formation fourmille d’initiatives, dans les activités de transformation – fruits séchés, épices, condiments, miel, céréales aromatisées, savons, bougies de cire d’abeille… Hakima Elhanni étale une chatoyante collection de poudres de légumes en pot, et tend alentour une poignée de copeaux sucrés. Les papilles des goûteurs sont en échec. Sourire jubilant de la jeune paysanne : « C’est de la pastèque séchée ! » Raja Jbali, présidente de THM, est admirative. « Je n’en avais jamais vu… Elles avancent bien plus vite qu’on ne le supposait, elles apprécient tellement la formation ! »

Elles : parce qu’au sein du groupe, les femmes sont nettement majoritaires, et motrices. « Elles expérimentent artisanalement à la maison, développent dans leur coin des petites gammes de produits, cherchent des solutions sur YouTube et TikTok. Elles ont parfaitement compris l’intérêt de travailler en réseau, pour partager les efforts, échanger, se renforcer. » Toutes sont membres de coopératives, une nouvelle est même en cours de constitution, à l’initiative d’Hakima Elhanni. « Elles veulent gagner les supermarchés, impatientes de trouver des débouchés – presque trop ! Il faut parfois les retenir, on n’a même pas le temps d’aller leur chercher des financements… »

Abdallah Madrani, l’un des administrateurs de THM met lui aussi le doigt sur l’enjeu qui monte. « Il faut se poser les bonnes questions en amont. Par exemple, pour une culture d’arachide, pourra-t-on la pratiquer en agroécologie de bout en bout ? Et quid des contraintes de la commercialisation ? » Conditionnement, étiquetage, communication, et surtout, respect des normes sanitaires, réputées très strictes au Maroc. « La question d’une labellisation est également en réflexion », indique Raja Jbali. Pas le logo national « Bio Maroc », très marqué export, plutôt le label privé Système participatif de garantie (SPG) du Réseau des initiatives agroécologiques marocaines (Riam), qui coalise une petite centaine de fermes autour de Rabat, Casablanca et Marrakech, et avec lequel les trois partenaires de la formation ont des accointances. « Le SPG n’est pas encore très répandu, mais il offrirait un bon point de départ pour l’apprentissage du marché par nos agroécologues », renchérit Raja Jbali.

Patrick Piro

En Asie chanter pour s’unir face à l’autoritarisme

août 22nd, 2022 by

Des réseaux de solidarité et de cocréation s’organisent entre artistes en Asie. Une manière de se sentir plus fort face à la montée de l’autoritarisme et à la réduction des espaces de contestation dans de nombreux pays.

©Œuvre d’un artiste birman resté anonyme pour des raisons de sécurité.

Dans les jours qui ont suivi le coup d’État des militaires birmans contre le gouvernement de Aung San Suu Kyi, le 1er février 2021, les artistes ont réagi avec leurs armes : des dessins, des performances, des poèmes et des chansons. Les réseaux sociaux se sont couverts de leurs œuvres. Ils y appelaient la population à se mobiliser contre la confiscation du pouvoir par l’armée. Sublimés par les graphistes, on voyait notamment les trois doigts levés. Inspiré de la série Hunger Games, ce geste est devenu le symbole de ralliement dans les manifestations face aux pouvoirs autoritaires en Asie.

À la force des militaires birmans, les artistes ont opposé leurs créations. Un réconfort pour se sentir plus fort. « Mais aussi un outil marketing pour attirer l’attention du monde extérieur », complète un illustrateur birman. « Vous combattez la mauvaise génération (…) nous nous battons pour la véritable révolution », clame le groupe birman Rap against junta dans « Dictators must die », un morceau multilingue coproduit avec des artistes indiens, thaïlandais, hongkongais et indonésiens.

Cette génération utilise Internet comme une caisse de résonance et un moyen d’organiser les solidarités. Unie face à la même menace : le recul des libertés et de la démocratie dans la région. La brutalité de la junte birmane ne résonne-t-elle pas avec celle employée par Pékin pour balayer les revendications démocratiques des habitants de Hong Kong ? Que dire des hommes forts qui en Inde, aux Philippines, au Cambodge ou en Thaïlande imposent leur joug ?

Faire de la musique et des chants une arme de mobilisation et de plaidoyer, c’est la raison d’être de l’Asian Movement for Peoples’ Peace and Progress (AMP3), qui vise à favoriser la création collective par des musiciens et chanteurs asiatiques. « L’AMP3 rassemble des artistes du Cambodge, d’Indonésie, des Philippines, de Timor-Leste et de Thaïlande. Ce groupe est né en 2019 au terme d’une session de co-écriture et d’enregistrement à Bangkok. Son premier album s’appelle A Village in the Making : Peoples’ Music from Southeast Asia », raconte Joseph Purugganan, de Focus on Global South, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. Pour fédérer des musiciens et créer l’AMP3, Focus on Global South s’est appuyé sur l’expérience et le réseau régional de l’artiste philippin Jess Santiago, figure emblématique de la lutte contre la loi martiale (1972-1986) aux Philippines.

Décrypter les maux de la société

Depuis quelques années déjà, témoigne Bong Ramilo, musicien philippin membre de l’AMP3, des discussions avaient lieu en marge des sommets de l’Organisation mondiale du tourisme ou de l’ASEAN à Bali ou à Manille pour affirmer la place de la culture au sein de la société civile. « Au-delà de son aspect de divertissement, nous voulions faire en sorte que la question de la culture soit prise en compte dans les processus de décision. La culture est une composante importante des groupes sociaux », détaille Joseph Purugganan.

« Musiciens, universitaires, et activistes. Nous sommes un peu de tout cela », résume Bong Ramilo pour qualifier les membres d’AMP3. Ce cocktail est indispensable à ses yeux pour analyser, décrypter les maux de la société avant de les transcender et les mettre en musique.

Mais face à la répression brutale et aux armes que peuvent les chansons ? Aux Philippines, trois musiciens, éducateurs dans une ONG, ont été tués à Mindanao, ciblés pour avoir été désignés comme « des rouges », un terme les associant à la guérilla communiste pourchassée par le gouvernement du président Rodrigo Duterte.

Le réseau AMP3 nous permet de nous épauler les uns les autres face à des lois de plus en plus liberticides.

Pech Polet, directrice de Women’s Network for Unity, au Cambodge.

En Birmanie, plusieurs poètes sont morts sous les balles des militaires, visés ou torturés pour leurs mots galvanisant tout un peuple contre l’armée. Certains sont emprisonnés. De nombreux artistes sont partis en exil ou se cachent. Depuis février 2021, 1874 civils ont été tués par l’armée, selon l’Association d’assistance aux prisonniers politiques.

Pour Bong Ramilo, le musicien philippin, « chanter est un moyen d’affirmer notre humanité. Chanter constitue parfois un acte politique », dit-il rappelant la répression en Amérique du Sud dans les années 1980 contre ceux qui entonnaient les chants en langues autochtones ; ou le testament laissé par le syndicaliste américain, Joe Hill, exécuté dans l’Utah en 1915 et popularisé par les chansons contestataires. « Organisez-vous ! » disait Joe Hill avant de mourir.

Et c’est bien le rôle de l’AMP3. En signe de solidarité, en août 2021, le groupe a dénoncé l’arrestation à Hong Kong du chanteur Anthony Wong affirmant « le droit fondamental des musiciens, poètes et artistes d’utiliser la culture pour éclairer et éduquer ». Un soutien « précieux », témoigne Pech Polet directrice de Women’s Network for Unity (WNU), une des organisations cambodgiennes, membre de United Sisterhood Alliance. « Ce réseau régional nous permet de nous épauler les uns les autres face à des lois de plus en plus liberticides. »

Le Covid-19, prétexte pour restreindre les libertés

« L’art n’est pas forcément plus efficace, admet Chea Sarat de Messenger Band. C’est une manière non violente de revendiquer ses droits, de plaider pour certaines causes. »

Face à la réduction des espaces de contestation, les chants, les hymnes permettent de se reconnaître, de favoriser la mobilisation ou d’exprimer sa solidarité, défend néanmoins Joseph Purugganan, soulignant combien les jeunes Birmans ont repris à leur compte des chansons de résistance de leurs aînés. Le célèbre « Thway Thitsar » (« Serment du sang ») de Htoo Ein Thin, hymne de la révolution de 1988, a été entonné en cœur dès les premiers jours des manifestations en février 2021.

Au delà de son aspect de divertissement, la culture est une composante importante des groupes sociaux »

Joseph Purugganan, de Focus on Global South

« Jamais je n’aurais pensé chanter ces airs à nouveau, et cette fois-ci avec les personnes de l’âge de mon fils, écrit le journaliste birman Mon Mon Myat, sur le site Reporting Asia. Avant le coup d’État, je pensais que cette génération n’était intéressée que par trois choses : manger, dormir et jouer aux jeux vidéo. Ils m’ont prouvé le contraire. Très vite, ces jeunes ont entonné les chansons produites durant le mouvement démocratique de 1988. Ils n’étaient même pas nés à l’époque, mais ils connaissent désormais par cœur ces chansons, apprises à partir des versions imprimées qu’ils se partagent et des airs chantés par leurs parents. »

La propagation du Covid-19 a servi de prétexte dans les régimes autoritaires à restreindre un peu plus encore les libertés. Au Cambodge, par exemple, des condamnations allant jusqu’à 20 ans de prison sont encourues en cas d’infraction aux règles sanitaires. Un texte qui inquiète dans un contexte où la répression contre l’opposition politique au gouvernement du Premier ministre Hun Sen est systématique depuis 2017. Empêchés depuis 2020 et la pandémie de se retrouver, les artistes de l’AMP3 ont néanmoins poursuivi leur dialogue. Échangeant sur leurs initiatives respectives pour aider leurs communautés à traverser la pandémie.

Ainsi, en Thaïlande, les musiciens Nitithorn Thongthirakul et Pakapol Kornkranok ont fourni aux enfants des zones rurales des instruments de musique, pour les aider à faire face aux contraintes imposées par cette crise sanitaire et économique et les encourager dans une carrière musicale. Des rencontres en ligne baptisées Sama-Sama ont permis, notamment à des artistes cambodgiens, japonais, indonésiens, philippins de jouer ensemble. Le chanteur Bong Ramilo et le groupe the Village Idiots ont lancé Resistors Radio un réseau social sur lequel sont diffusées des chansons à caractère social venant des Philippines ou d’ailleurs. Désormais, les membres de l’AMP3 n’attendent plus qu’une chose : une nouvelle session de cocréation. Peut-être à l’automne prochain.

Christine Chaumeau

Haiti : Nègès Mawon, la voix artistique des femmes

août 15th, 2022 by

Dans un pays secoué par une crise sociale, politique, économique et sécuritaire, Nègès Mawon (Négresses marronnes ), l’association partenaire du CCFD-Terre Solidaire fondée et coordonnée par Pascale Solages, a choisi l’expression artistique pour donner une visibilité à la situation préoccupante des femmes.

Échos du monde : Quelle est la situation des femmes aujourd’hui en Haïti ?

Pascale Solages : Elle est alarmante ! Dans un pays qui traverse une crise multidimensionnelle, la première préoccupation des femmes est la sécurité. La majeure partie du territoire est en effet occupée depuis plusieurs années par des gangs. Les rapts se comptent par centaines et touchent toutes les catégories de population. Lorsque les victimes sont des femmes, elles subissent des violences physiques et sexuelles. Tout cela dans un pays où le système judiciaire n’est absolument pas organisé pour faire face à cette situation.

La vulnérabilité vient aussi de la structure familiale, puisque Haïti totalise 60 % de familles monoparentales dirigées par des femmes pauvres et très vulnérables. La santé est également une grande préoccupation. Le pays compte, par exemple, le taux de mortalité maternelle le plus élevé des Caraïbes. Malheureusement, la violence envers les femmes est acceptée, tolérée, voire ignorée, dans une société haïtienne foncièrement conservatrice et patriarcale.

La violence envers les femmes est acceptée, tolérée, voire ignorée, dans une société haïtienne foncièrement conservatrice et patriarcale.

Avec d’autres militantes féministes, vous avez créé Nègès Mawon, en 2015. Pourquoi ce nom et quel est le but de votre association ?

Le « nègre marron » est le symbole de la révolte des esclaves (1791-1804). On a voulu féminiser ce symbole. Nous avions, dès le début, la volonté de raconter Haïti à travers le prisme des femmes et avec une démarche artistique. En novembre 2015, nous avons créé cet espace qui permet d’exprimer notre activisme féministe, et ce par le biais de toutes les formes d’art possibles. Nous désirons promouvoir les droits civiques, politiques et socio-économiques des femmes, l’égalité des sexes et l’élimination de la violence à leur égard. Face à ces défis, l’idée a tout de suite germé de mettre sur pied le premier festival féministe en Haïti.

Quel a été le point fort de la première édition, en juillet 2016 ?

Incontestablement, la marche dans les rues de Port-au-Prince, qui a mobilisé une cinquantaine d’artistes. Je me souviens particulièrement de ces femmes qui portaient des pancartes avec des messages reprenant des paroles d’hommes qui les harcèlent au quotidien dans la rue. Et surtout les réponses qu’elles n’osaient jamais leur formuler.

Par exemple : « Je ne suis pas une kenep (nom d’un fruit local) que l’on peut goûter comme au marché » ou « le zozo (pénis) n’est pas une arme ». Les réactions ont d’ailleurs été parfois très violentes. Il y a même eu des agressions physiques et des messages terribles sur les réseaux sociaux. Mais cela a permis d’ouvrir le débat sur ces sujets aujourd’hui abordés dans toute la société. Et ce premier festival a tout de suite donné une identité forte à notre association !

LE MARRAINAGE, LA SOLIDARITÉ DES VICTIMES
Au-delà de son approche artistique, Nègès Mawon a initié, en 2019, le projet Marrainage. Des femmes victimes de violences sont accompagnées par d’autres femmes qui, elles aussi, ont subi ces violences.
« Cet accompagnement permet à ces femmes de créer un contre-discours et de lutter contre les pressions qu’elles subissent – généralement de la part de leurs proches – pour renoncer à porter plainte, explique Pascale Solages. À travers des échanges, souvent quotidiens, en présentiel ou par moyens de communication interposés, elles rompent leur isolement et peuvent entamer ou poursuivre un processus de reconstruction. Elles se sentent en confiance, tissent des liens forts en échangeant avec des femmes avec lesquelles elles ont un vécu similaire. Pour les marraines, dont la participation est basée sur le volontariat et qui bénéficient d’un suivi psychologique, ces échanges les aident aussi à se renforcer, à se reconstruire. Évidemment, une femme qui n’est pas sortie de la violence ne peut pas être marraine. Aujourd’hui, nous comptons 28 marraines pour près de 300 filleules. »

Après une pause pour cause de pandémie, le prochain festival se tiendra la dernière semaine de juillet. Quel en sera le thème ?

Ce sera « mon corps au sens propre et défiguré » pour évoquer la manière dont le corps des femmes est traité en Haïti. Il comportera une marche artistique qui regroupera entre 50 et 60 artistes de plusieurs disciplines (musique, danse, théâtre, slam, poésie…) Pour la première fois, cette année, nous allons sortir de Port-au-Prince et organiser ce festival à Cap-Haïtien. Il y aura des activités dans les semaines et les mois qui précèdent ce grand rendez-vous, notamment des ateliers de peinture féministe animés par quatre peintres haïtiennes reconnues internationalement.

Nous désirons promouvoir les droits civiques, politiques et socio-économiques des femmes et l’élimination de la violence à leur égard.

Parmi les nombreuses initiatives portées par Nègès Mawon figure le projet Alaso pour diffuser la voix des femmes haïtiennes.

Le nom du projet Alaso (À l’assaut) s’inspire d’une expression qui date de la guerre de l’indépendance : « À l’assaut, ceux qui meurent on les vengera ». C’est un terme de résistance, de révolte. Nous avons récupéré ce cri de guerre pour ce projet concrétisé en 2021. L’objectif est d’offrir une plateforme par et pour les femmes et les féministes haïtiennes en Haïti et dans la diaspora, afin de diffuser nos idées, nos positions, notre vision et nos aspirations.

On reproche souvent aux féministes de ne pas produire suffisamment, et nous souhaitions ouvrir donc un espace qui s’y prêtait. Concrètement, Alaso propose, à travers des lettres, des carnets et des podcasts, de favoriser l’expression des femmes. Le premier thème a été la « résistance ». Le second, actuellement en cours, est lié aux « frontières », à la migration, mais chaque fois dans une perspective féministe. La plupart des femmes qui participent à ce projet vivent d’ailleurs à l’étranger, le plus souvent par obligation.

Comment, selon vous, l’expression artistique permet-elle aux populations en souffrance de s’émanciper ?

Les gens se retrouvent dans l’expression artistique : une personne peut se sentir légitime pour s’exprimer, sur sa vie et ses expériences, à travers l’art. Mais aussi résister. Tout ce que nous avons créé avec Nègès Mawon vient des réalités des communautés dans lesquelles nous nous sommes rendues. Nous avons tenté de retranscrire leurs luttes et leurs souffrances de manière artistique.

Non seulement les artistes parviennent à s’approprier une cause, mais le public que l’on veut toucher – en particulier les jeunes – arrive à comprendre et à s’exprimer ensuite lui-même. L’art est donc un outil de travail pour faire passer des messages et combattre, car il est rassembleur, puissant et accessible. C’est pour cela que nous nous définissons comme des « artivistes » !

Propos recueillis par Jean-Claude Gerez